mercredi 17 octobre 2007

Les éléments constitutifs du jeu

Johan Huizinga affirme : « Le jeu est une activité volontaire accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie, mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’être autrement que dans la vie courante. »

On remarquera que cette définition mêle des éléments qui concernent le joueur, que les anglais attribuent au ‘play’, l’action de jouer, aux éléments qui relèvent du jeu, le ’game’. En fait, il faut regrouper ces éléments par paire car chaque élément de ‘play’ a un pendant dans le ‘game’ :

1) La volonté de jouer (play) implique l’existence d’un enjeu (game).
La différence entre un passe-temps et un jeu vient que le premier est subi, le second est désiré, que le premier n’a pas d’enjeu sinon de « tuer le temps », alors que le second crée une tension, et dans le cas d’un jeu de société, une compétition entre les joueurs. L’enjeu d’une partie, à comprendre ici comme son but, sa finalité, et surtout pas comme ‘une mise’, est ce qui doit motiver le joueur à participer, donc à entrer dans le jeu et qui va provoquer une tension tout au long de la partie, alors que pourtant le jeu est sans conséquence. Aussi, en matière de jeu, l’important n’est pas seulement de participer, et si l’un des joueurs n’adhère pas à l’enjeu (étymologiquement, ce qui fait que le joueur est dans le jeu), il est immédiatement « hors jeu », puisque toutes les règles concourent à équilibrer les chances de gagner, ce qui fait de chaque joueur l’adversaire à surmonter pour les autres. Or, un joueur qui ne jouerait plus le jeu serait l’adversaire de personne et « brouillerait la donne ».

2) La conscience de jouer (play) implique l’absence de conséquences (game).
Le principe même de simulacre (« c’est pour jouer/rire ») vient du fait que le joueur à toujours quelque part à l’esprit qu’il n’affronte pas véritablement ses adversaires. Ainsi, un « mauvais joueur » est seulement quelqu’un qui s’est laissé prendre au jeu et qui oublie que celui-ci est futile, c'est-à-dire sans conséquence dans la réalité. C’est pour cette raison que les jeux d’argent sont opposés au concept de jeu, car la tension qu’ils induisent est inscrite dans la réalité, par l’appât du gain et la peur de se ruiner. Il ne s’agit que d’un goût du risque, comme celui de rouler à 200 km/heure, qui n’a rien à voir avec le jeu et élimine même tout aspect ludique. Les joueurs de Casino ne sont pour ainsi dire jamais des joueurs, et inversement. A noter que le film Tron (de Steven Lisberger, Disney 1982), montre de façon assez convaincante qu’un joueur qui joue pour sa survie ne joue plus.

Comme Alice avant lui, le héros de King Quest 6 (Sierra 1992) est sur l'île du jeu... Une façon de jouer et de se jouer de cette conscience de l'illusion.

3) Les moyens de jouer (play) implique une règle (game) qui définit le cadre du jeu.
Le célèbre auteur de jeux américain Alan Moon affirme : « Un jeu c’est d’abord des règles ». En effet, sans règles, qui définissent l’espace de jeu, son univers, il ne peut y avoir d’existence pratique de celui-ci. Les règles définissent le cadre de la partie, et à ce titre ne restreignent pas la liberté du joueur mais sont au contraire le cadre qui fixe l’espace du simulacre ludique, qui permettent l’exercice de la liberté du joueur, « la suite de choix intéressants » tels que la conçoit le game designer Sid Meier. Même les jeux prétendument invasifs, appelés aussi contingents ou pro-actifs, comme le sont les « killers », sorte de jeu à partie non délimitée où chaque joueur joue lui-même dans la vie de tous les jours, obéissent à des règles précises et possèdent donc un cadre de jeu.

4) L’illusion de jouer (play) implique une partie délimitée (game) dans le temps.
Autrement dit, le concept de partie implique un temps limité. Pour plonger dans la partie et se prendre au jeu, il faut une concentration, une tension, qui va entraîner l’immersion du joueur qui se trouve dès lors dans la situation paradoxale de savoir qu’il joue tout en éprouvant les émotions réelles des actions qu’il effectue. Exactement comme un spectateur au cinéma sait qu’il est devant une fiction et pleure ou rit devant les malheurs des personnages. Mais cette immersion, et cette identification du joueur et du personnage qu’il incarne, est brisée si la partie dure trop longtemps, comme un film trop long ennuie. La participation active du joueur l’oblige à un effort de concentration, lié à la réflexion que le jeu exige, qui est plus important que celui demandé par un divertissement passif. Les jeux en ligne ou les jeux de rôle sur table ont, malgré les apparences, des parties finies (les sessions de jeu que constituent une quête, un objectif que se fixe le joueur) mais la progression des personnages est le fil qui entretient une continuité de façade aux yeux des aficionados.

5) L’interaction des joueurs (play) implique un équilibre des éléments du jeu (game).
Cette notion, complètement absente de la définition de Huizinga, est nécessaire à l’existence du jeu, car elle définit la relation faite d’action et de réaction du joueur avec les éléments du jeu, et des joueurs entre eux. En effet, qu’on se figure un jeu de société où les joueurs n’ont pas les mêmes chances de gagner, ou un jeu vidéo où les joueurs n’auraient aucun moyen d’anticiper les événements et d’opérer les « choix intéressants » qui matérialisent l’intérêt d’un jeu, celui-ci n’en serait plus un. Un jeu qui aurait une stratégie dominante, c’est-à-dire gagnante à tous les coups, impliquerait l’abolition des choix et donc du jeu, alors qu’un jeu avec des stratégies dominées impliquerait leur inutilité et le risque pour le joueur de ne pas pouvoir exercer les choix nécessaires à son plaisir. Les wargames, qui reposent sur la simulation d’une situation réelle et souvent déséquilibrée, peuvent être des jeux si les capacités des joueurs compensent le déséquilibre. Dans le cas inverse, le jeu s’arrête dès que l’un des joueurs n’a plus de prise sur le sort de la partie. Enfin, l’équilibre interne des éléments du jeu, entre hasard et tactique, permet de surprendre ce qu’il faut le joueur, de mettre à égalité le joueur expérimenté et débutant, et en dernier lieu de renouveler les parties.

En récapitulant : un jeu est un divertissement motivé par un enjeu futile, dont le déroulement est encadré par des règles équilibrées qui le limite dans le temps. Le jeu nécessite de la part du joueur la volonté et l'aptitude à jouer, ainsi qu'à la fois la conscience et l'illusion de jouer, et exige de sa part une interaction continue avec l'environnement et les autres joueurs. Ces caractéristiques sont toutes nécessaires pour être en présence d’un jeu. Qu’il en manque une seule, et l’aspect ludique s’étiole. Je donnerai donc du jeu la définition suivante : Divertissement sans conséquence qui ne vise que le plaisir des joueurs qui s'y livrent. Activité futile encadrée par des règles équitables, qui définissent une session, des ressources et un enjeu que les joueurs cherchent à s'attribuer par une succession de choix pertinents.

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