vendredi 26 décembre 2008

Les rites d'interaction

Dans la dernière partie, intitulée Les lieux de l'action, l'auteur se propose de modéliser les actions de la vie courante comme si la vie était un jeu. En effet, tels des joueurs, les êtres humains poursuivent leur intérêt et leur plaisir, et sont prêts pour l'obtenir à prendre des risques, ou devrait-on dire à tenter leur chance. C'est donc en évaluant ces dernières à l'aune de leurs conséquences que les joueurs sont prêts à braver la fatalité et, sur "un coup de dés", grâce à quelques "adaptations" personnelles, passer à l'action. Il leur faut pour cela des occasions (les lieux du titre de la dernière partie) mais aussi des moyens, autrement dit le caractère, qui peut parfois en constituer la finalité, par assaut de caractère du joueur. Voilà pour Erving Gofman la cause et l'aboutissement du jeu dans lequel il prétend retrouver les motivations de ses contemporains, et ce à grand renfort d'exemples édifiants tirés de faits divers rapportés dans les journaux.

Cette démarche est bien peu académique, à tous points de vue. L'auteur non seulement postule un modèle qu'il n'étaye ensuite que par des exemples les plus abracadabrants (l'inverse de toute démarche scientifique et un raccourci que nous empruntons tous les jours au bistrot du coin), mais il ignore en outre visiblement tout de l'épistémologie ludique. Certes sa réflexion est parfois rafraîchissante, par exemple dans l'élaboration d'un vocabulaire de travail précis reposant sur la distinction de l'enjeu (ce qu'on est prêt à perdre) par rapport au prix (ce qu'on espère emporter), ou celle des probabilités de la valeur subjective d'une action (sa valeur sociale), ou encore par la description minutieuse du cadre du jeu tel qu'on le joue. En revanche, il arrive parfois à l'auteur de réinventer maladroitement la poudre : les quatre phases de tout jeu sont ainsi les préparatifs, la détermination, les conséquences et le règlement en lieu et place de la manipulation, de la compétence, de la performance et de la sanction proposées par Greimas, et ce de façon autrement plus convaincante. 

Enfin il arrive à l'auteur de soutenir l'invraisemblable : le caractère serait ainsi la finalité du jeu social, à l'encontre des théories de la motivation, biologiques et psychologiques, et surtout en le justifiant n'importe comment, en expliquant entre autres que c'est pour cela qu'on admire les voyous qui sont pourtant en marge des valeurs sociales. Bref un raisonnement à l'emporte-pièce étayé par des faits divers et des clichés... Est-ce cela la sociologie selon Erving Goffman ? Certes sa pensée est souvent originale, mais tout aussi souvent à côté du sujet, et méthodologiquement contestable. 

Partir du jeu sans rien en connaître (sinon s'être ruiné dans les casinos), pour fonder à partir de lui une sociologie, est un pari risqué. Pari perdu malheureusement, même s'il demeure quelques fulgurances.

Les rites d'interaction (1967) d'Erving Goffman, Minuit 1974, p. 121-225, 16 €

jeudi 11 décembre 2008

I fell in love with the majesty of colors


Tout commence par un rêve : le noir total, les limbes. Seule certitude : vous êtes amorphe, immense, écailleux. Puis vient le noir et blanc. Tentaculaire même, et marin. Vous vous éveillez donc, telle une créature cthulhienne, d'un sommeil forcément immémorial sous l'océan, et vous observez le monde qui vous entoure. Quel est votre rôle ?

Quelques indices : au loin un rivage, des ballons. Vous vous étirez et en saisisisez un : tout à coup la couleur, et avec elle la lumière : votre appendice se déploie au gré des déplacements de votre curseur. Vous n'avez pas la faculté de vous déplacer mais votre organe préhensible vous permet d'interagir avec votre environnement. C'est alors qu'arrive un minuscule bateau à moteur : la civilisation.

Naturellement vous testez votre nouvelle forme, et désirez éprouver votre puissance : vous vous emparez du pilote, comme d'un insecte, et l'attirez dans les profondeurs. Un instant de doute, vous relâchez votre étreinte. Vous êtes un monstre, vous agissez comme un monstre... à moins que ? Sans aucune directive, spontanément votre esprit s'est fondu dans son nouveau corps, a adopté son rôle, vous êtes tel Belzébuth sa majesté des mouches... Vous êtes dans un jeu, vous devez donc lutter. Mais alors contre qui, et pourquoi ?

La force de cette expérience, empreinte d'une poésie fantastique, est de vous plonger dans une situation improbable, mystérieuse, qui vous fait adopter un comportement uniquement dicté par votre représentation de ce que vous êtes, vos propres préjugés. C'est seulement quand, après quelques minutes, le jeu prend fin, que vous vous rendez compte que vous auriez pu agir autrement... si seulement vous vous étiez posé la question, si vous n'aviez pas décidé d'emblée que vous étiez un monstre.

Aussi ce rêve qui nous a échappé n'était-il pas celui du monstre qui sommeille en chacun de nous ? Et les couleurs avec lesquelles nous voyons la vie ne sont-elle pas celles que nous nous sommes choisies ?

I fell in love with the Majesty of colors, un jeu de Gregory Weir accessible gratuitement en ligne sur le site de Kongregate. 

vendredi 21 novembre 2008

Le roman de Don Sandalio, joueur d'échecs


S'il s'agit certes d'un roman, il n'est pas sûr que le sujet en soit le joueur d'échecs. En effet, le but de Unamuno est de démontrer qu'on peut écrire un roman sans s'inspirer de la réalité, et surtout pas de brosser un joueur d'échecs réaliste. Ce joueur est donc silencieux et possédé par le jeu, si bien que l'on n'en saura guère plus à son sujet. Il est même essentiel que cette personne ne fasse rien d'autre, car étant tout au jeu il est ce qu'il doit être, joueur d'échecs : "Prendre le jeu d'échecs comme le prenait mon Don Sandalio, religieusement, vous met au-delà du bien et du mal."

Unamuno fustige la bêtise des hommes et particulièrement ceux qui prétendent expliquer la réalité : "Auparavant ils remplissaient les livres de mots, maintenant ils le font avec ce qu'ils appellent des faits ou des documents ; ce que je ne vois nulle part ce sont des idées." Il écrit donc un antiroman, où l'on ne saura jusqu'à la fin rien du personnage principal, du moins rien de plus que n'en dit le titre. Tout l'intérêt de l'ouvrage réside dans les descriptions poétiques des promenades du narrateur, notre double, et la curiosité entretenue du lecteur à l'égard du héros de l'histoire. Aussi, lorsque le protagoniste principal meurt, le roman s'arrête.

Et Unamuno de conclure : "Les plus grand historiens sont les romanciers, ceux qui mettent le plus d'eux-mêmes dans leurs histoires, les histoires qu'ils inventent." Quant au jeu, le lecteur se consolera en lisant l'unique et très belle description de Don Sandalio : "C'est à peine s'il daigna me regarder : il regardait l'échiquier. Pour Don Sandalio, les pions, fous, cavaliers, tours, reines et rois des échecs ont plus d'âme que les personnes qui les manoeuvrent. Et sans doute a-t-il raison. Il joue plutôt bien, avec assurance, point trop lentement, sans discuter ni refaire les coups ; on ne lui entend dire qu'" échec ! ". Il joue, t'ai-je écrit l'autre jour, comme on accomplit un service religieux. Mais non, mieux : comme on crée une silencieuse musique religieuse. Son jeu est musical. Il saisit les pièces comme s'il jouait d'une harpe. Et j'ai comme l'impression d'entendre le cheval de son cavalier, non pas hennir - ça jamais ! -, mais respirer musicalement lorsqu'il va faire échec." Et la musique, tout comme la langue poétique d'Unamuno, va comme un gant au jeu.

Le roman de Don Sandalio, joueur d'échecs de Miguel de Unamuno, Editions du Rocher 1997, 94 p., 7 €.

dimanche 9 novembre 2008

La structure, le signe et le jeu

L'écriture et la différence est un recueil de réflexions de Jacques Derrida publié en 1967. La structure, le signe et le jeu est à l'image de ce recueil : une réflexion libre et vagabonde sur la structure à partir des écrits de Levy-Strauss qui conduit le philosophe à penser la connaissance comme mythologie, appréhension de ce qui à la fois est et n'est pas, autrement dit un signe, universel et totalisant, avant de glisser vers le concept de finitude/incomplétude simultanée propre au jeu. Cette écriture toute en analogie, soutenue par une expression complexe, n'en rend pas la lecture aisée. Si parfois Derrida écrit avec autant de limpidité que de pénétration, comme par exemple dans le premier chapitre de Donner le temps (la fausse monnaie), ce n'est pas le cas ici, et l'intérêt de sa réflexion vient plus de ce qu'on y puise que de ce qu'on y trouve. Pour lecteur initié donc.

Sur la structure donc, Derrida s'intéresse à l'inceste car il est cité comme exception d'un système universel de pensée qu'est l'opposition de la nature et de la culture, et qui nous intéresse car on pourrait en dire autant du jeu. Cette fausse exception qui sert de généralisation conduit le philosophe à s'interroger sur l'aspect mythologique de tout connaissance prétendument universelle, qui réunit l'aspect visible, le signe donc, d'éléments contradictoires invisibles. Ce signe permet ainsi d'élaborer une grammaire à partir de bribes de connaissances. "Mais on peut déterminer autrement la non-totalisation : non plus sous le concept de finitude comme assignation à l'empiricité mais sous le concept de jeu" (p. 423). Le lien est donc fait entre le signe et le jeu, dont l'existence naît de la réunion de contraires : " Le jeu est disruption de la présence. La présence d'un élément est toujours une référence signifiante et substitutive inscrite dans un système et le mouvement d'une chaîne. Le jeu est toujours jeu d'absence et de présence, mais si l'on veut le penser radicalement, il faut le penser avant l'alternative de la présence et de l'absence ; il faut penser l'être comme présence ou absence à partir de la possibilité du jeu et non l'inverse." (p. 426).

C'est donc la contradiction, qu'elle soit originellement celle de nature et de culture, de symbole (réunion) du réel et de l'illusion, de la surabondance et du manque, ou encore de l'être et du non être, qui donne au jeu sa valeur et sa réalité. Et c'est sans doute pourquoi le jeu est si difficile à enfermer dans une définition.

La structure, le signe et le jeu de Jacques Derrida in L'écriture et la différence, Seuil 1967, p. 409-428, 8 €.

lundi 20 octobre 2008

Quelles vérités pour quelles fictions ?

Il n'y a pas une mais plusieurs fictions qui sont mesurées à l'aune de leur référentiel à la réalité. L'auteur s'intéresse plus spécifiquement à la fiction artistique et créatrice qui prend ses racines dans la "feintise ludique, qui est une compétence psychologique particulière que le petit enfant développe au cours de sa maturation et dont les premiers jeux fictionnels ne sont pas seulement la traduction mais, plus fondamentalement, le véhicule de mise au point." (p. 32). 
Autrement dit, ce serait donc par le jeu que l'enfant acquérait la différence entre l'univers du jeu, fictionnel, et la réalité. Il s'agit donc d'un démenti sérieux pour ceux qui penseraient que la fiction est une approche littéraire antagoniste de celle de la ludologie, le seconde fondant la première.

Cette position a en outre plusieurs conséquences qui nous intéressent. Si l'art repose sur la fiction, et la fiction sur le jeu, alors ce pourrait être un argument pertinent du contenu, voire de la valeur artistique du jeu. D'autre part, d'un point de vue épistémologique, si toute production mentale tient de la fiction, en ce qu'elle interprète la réalité à travers le prisme de l'esprit, alors  "la notion de fiction est la catégorie-clé de la production de la connaissance dans les sciences humaines." (citation de l'article de Sylvana Borutti). Car "elle rapproche explicitement ce qu’elle considère être la logique épistémique de l’anthropologie – à savoir une supposée impossibilité de principe d’accéder à l’universel autrement que sous forme de l’exemplification singulière d’une configuration humaine possible – du pouvoir universalisant du récit tel qu’il est défini par Aristote." (p. 28). Cette analyse, qui fait de la fiction le vecteur de la compréhension intime des choses, fait encore davantage du jeu le creuset de la construction intellectuelle du futur adulte.

Ainsi, sous des dehors assez techniques et une pensée un peu difficile à suivre, Jean-Marie Schaeffer met le doigt sur le noeud qui unit fiction et réalité, et surtout narration et jeu, ouvrant des pistes pour la résolution des antagonismes tels que "jeu et réalité" ou "jeu et sérieux". Une réflexion très stimulante donc, qui prend le jeu sous un angle un inattendu et fécond.


Quelles vérités pour quelles fictions ? de Jean-Marie Schaeffer, revue L’Homme 2005, n°175-176 3/4, pp. 19-36. Article librement téléchargeable sur le site du Cairn.

vendredi 10 octobre 2008

Storyteller


Une vignette découpée en trois comme une histoire de Pessin : trois chapitres d'une même histoire sobrement intitulés "Il était une fois...", "Quand ils furent en âge...", "Fin"), trois héros : deux garçons, une fille. La jeune fille préférait-elle jouer avec l'un des deux enfants ? L'autre en conçoit une jalousie qui lui fera plus tard enlever la première et qui, selon les actions de l'amant, apportera un dénouement triste ou heureux au récit.

Une structure de conte somme toute très banale. Sauf qu'ici justement, c'est vous le conteur (en anglais storyteller) et à vous qu'il appartient de changer le cours de l'histoire, donc son dénouement. Superposez deux personnages, ils sont désormais amants ; deux personnages ennemis et ils s'entretuent. Seule la simplicité de la situation et votre fantaisie - votre cruauté ? - limitent votre imagination.

Le plaisir est ici d'éprouver le maximum de combinaisons possibles, qui sont autant d'occasion de complicité avec leur auteur. Et si j'isolais la jeune fille des garçons durant l'enfance, c'est elle qui deviendrait la sorcière, que l'un des garçons pourrait tuer pour délivrer son ami ? Sauf qu'en l'absence de princesse...

Un jeu qu'il faut découvrir comme un livre pour enfant, entre émerveillement et clins d'oeil pour adulte. Une version vidéoludique et imagée de Un conte à votre façon de Queneau, charmante et naïve.

Storyteller, un jeu de Daniel Benmergui accessible gratuitement en ligne sur Ludomancy. 

dimanche 28 septembre 2008

Le jeu : Universalis

L'article de l'universalis consacré au jeu est une bonne illustration de ce qu'est devenu en 2008 la plus célèbre encyclopédie en langue française : un ouvrage dépassé, qui n'a d'encyclopédique que le nom. On s'attendrait en effet à avoir un tableau synthétique des principales problématiques du jeu, il n'en est rien : l'article est divisé en matières qui ne sont pas des catégories du jeu et qui, si elles se recoupent notoirement, ne communiquent jamais : Le jeu dans la société, Ethnologie du jeu, Le jeu des animaux, Le jeu chez l'enfant, Jeu et rationalité.

Leurs différents auteurs, dont la plupart ne sont pas des spécialistes du jeu, ne se sont manifestement pas lus, et pire se contredisent (par exemple sur la question du jeu des animaux). On peut également lire des débats de spécialistes qui n'intéresseront qu'eux : sous l'entrée "jeu et rationalité", une longue étude sur Caillois et Huizinga, n'a rien à faire dans un ouvrage de vulgarisation. Les digressions sont nombreuses, comme celle sur les gangs de jeunes aux Etats-Unis, pour un article qui réussit au final la performance de ne pas donner de vision d'ensemble du sujet.

La bibliographie, majoritairement du début du vingtième siècle n'a semble-t-il jamais été réellement réactualisée, s'arrêtant peu ou prou dans les années soixante-dix. Ainsi l'article de Jean chateau (mort en 1990), n'a pas été amendé depuis sa rédaction. Pire la bibliographie est majoritairement en langue étrangère (anglais, allemand, hollandais...) ce qui est surréaliste pour une encyclopédie qui a pour mission d'instruire le plus grand nombre.

L'introduction de Jean Cazeneuve (jeu et société), intéressante au demeurant même si elle n'est pas une synthèse des connaissances actuelles, aurait largement suffit, le reste des articles ne lui faisant pas écho et promouvant des thèses dépassées, qui sont loin de faire l'unanimité. L'attrait principal de l'article réside paradoxalement dans ses insuffisances : des références bibliographiques rares et exotiques qui peuvent intéresser le spécialiste... encore lui. Pour les autres je conseillerais plutôt l'article de Wikipedia, plus consensuel mais bien plus accessible.

Le jeu dans la société de Jean Cazeneuve, Ethnologie du jeu de Geza de Rohan-Csermak, Le jeu des animaux de Joëlle Payen et Georges Thinès, Le jeu chez l'enfant de Jean Château, Jeu et rationalité de Jacques Ehrmann, in Encyclopaedia Universalis volume 13, p. 23-45, prix variable.

vendredi 19 septembre 2008

Eloge de la pièce manquante


Sous ce beau titre se cache un roman original sur le puzzle. Et ce, moins par le thème, que par l'aspect parodique qui d'emblée détonne. Ma première déception passée, puisque toutes les informations ou presque concernant le puzzle sont fausses, exagérées, ou caricaturales, je suis peu à peu tombé sous le charme de se livre qui ne se prend pas au sérieux. En effet, est-ce que pour rendre hommage au jeu, jouer avec la réalité n'est pas la meilleure manière d'y parvenir ?

Composé comme un puzzle de 48 pièces (dont bien sûr la dernière est manquante... ou pas tout à fait), on suit à travers, en désordre, les minutes de la Fédération américaine de puzzle et de sa concurrente la Société de "puzzlologie", ainsi que des lettres, des extraits de traités sur le puzzle, une publicité ou encore des transcriptions de retransmissions radiophoniques, le récit abracadabrant de compétitions de puzzle de vitesse, commentées comme un match de foot, réussissant la performance impensable de réunir plus de spectateurs qu'une finale du Superbowl. Bien entendu, des meurtres spectaculaires émaillent ces rencontres, le roman se présentant comme une intrigue policière en quête de la pièce manquante.

Certes le puzzle n'est pas vraiment un jeu, mais ce roman n'est pas un véritable roman policier non plus. On s'intéresse surtout aux réflexions étonnantes sur le concept de puzzle infini, de puzzle le plus difficile du monde, l'attrait du puzzle sur l'être humain, l'existence absurde d'une configuration d'équilibre du puzzle, voire à la façon toute particulière qu'ont les Bantamolés de jouer au puzzle. Il est donc un peu dommage que l'auteur se soit senti obligé de donner une conclusion un peu forcée à un ouvrage qui n'en exigeait nullement, l'éloge perdant un peu son sens quand la pièce manquante ne l'est plus. D'autant que comme le style est parodique, on est loin de s'intéresser à l'identité de l'éventuel meurtrier qui n'est que l'un des sujets du livre.

Un roman plein de (bonnes) idées farfelues et d'inventions originales qui souffrent d'une volonté académique et pour le moins vaine de l'auteur de rattacher coûte que coûte son roman au genre policier, avec l'explication lourdaude et obligatoire en fin d'ouvrage.

Eloge de la pièce manquante d'Antoine Bello, Gallimard 1998, 325 p., 7 €

mardi 26 août 2008

La pensée sauvage

Parue en 1962, cet ouvrage d'ethnologie, dont le titre est un jeu de mot entre la plante et le système de représentation des primitifs, consacre très peu de place au jeu : quatre malheureuses pages. Et pourtant les liens qui sont faits entre le jeu et le rite, la religion et l'art y sont essentiels. Comme l'a fait avant lui Marcel Mauss, Lévi-Strauss rattache le jeu à l'esthétique  . En revanche si le sacré, qui relève aussi de cette catégorie, est conjonctif (religion signifie relier) le jeu est disjonctif, car il part d'une situation d'équilibre pour aboutir à une situation de déséquilibre, séparant le gagnant des perdants ; et Lévi-Strauss d'ajouter, avec une touche de cynisme : "...on comprend donc que les jeux de compétition prospèrent dans nos sociétés industrielles". (p. 49)

Au contraire dans la pensée sauvage, le jeu est répété comme une incantation, afin justement de soigner la susceptibilité des morts : « Tout jeu se définit par l’ensemble de ses règles, qui rendent possible un nombre pratiquement illimité de parties ; mais le rite, qui se ‘joue’ aussi, ressemble plutôt à une partie privilégiée, retenue entre tous les possibles parce qu’elle seule résulte dans un certain type d’équilibre entre les deux camps. La transposition est aisément vérifiable dans le cas des Gahuku-Gama de Nouvelle-Guinée, qui ont appris le football, mais qui jouent, plusieurs jours de suite, autant de parties qu’il est nécessaire pour que s’équilibrent exactement celles perdues et gagnées par chaque camp, ce qui est traiter le jeu comme un rite. » (p. 46). Comme si le jeu était le miroir inversé de la fonction sacrée, telle que la conçoit Benvéniste (Le jeu comme structure), et qu'il s'agissait de refermer le cycle, de renvoyer le jeu à ses origines religieuses et funéraires, comme l'a démontré Piganiol dans ses Recherches sur les jeux romains. Enfin il ajoute : "...d'une façon symbolique, gagner au jeu, c'est "tuer" l'adversaire." (p. 48) Ce qui n'est pas sans rappeler le discours de Bataille sur le jeu (Sommes nous là pour jouer ou pour être sérieux ?).

Une réflexion essentielle, parce que complémentaire, qui éclaire par l'ethnologie les intuitions et réflexions de nombre de chercheurs contemporains en sciences humaines. 

La pensée sauvage de Claude Lévi-strauss, Pocket 1990, p. 46-49, 7 €

mardi 19 août 2008

Le violon de faïence

Livre favori d’un de mes professeurs, j’avais lu ce court roman il y a longtemps, et si le thème m’avait marqué, l’écriture moins, et surtout je n’avais jamais établi un lien avec le jeu. C’est en racontant l’histoire que je me suis aperçu qu’elle présentait brillamment la passion dévorante pour un loisir futile. Je l’ai alors relue avec d’autres yeux. En premier lieu c’est la qualité d’écriture qui surprend, ce qu’explique en partie la version largement remaniée qui a servi pour cette édition tardive (1877). Champfleury, porte-parole du réalisme en littérature, utilise la collectionnite comme creuset des passions les plus folles, afin de montrer à quelles extrémité une passion soudaine peut réduire un homme qui en est dépourvu, et comment celle-ci s’insinue, s’épanouit puis disparaît aussi promptement qu’elle est apparue. Bien entendu c’est autant parce qu’il était administrateur de la manufacture de Sèvre que collectionneur compulsif d’assiettes de la Révolution, que l’auteur est à même de traduire brillamment les affres de la syllectimanie :

« Gardilanne se disait sans passions ; c’était l’être le plus passionné qui se put voir, plus ardent que le chasseur, plus inquiet que l’amant à son premier rendez-vous, plus tyrannisé qu’un ambitieux, plus fébrile qu’un joueur, les yeux enflammés comme un corse qui guette son ennemi, aussi brillants que ceux d’un gourmand devant l’étalage d’un Chevet, les mains plus convulsives qu’un homme dont la dernière carte représente la ruine ou la fortune. Pas de passions ! Gardilanne les possédait toutes, fondues en une seule, la plus vive, la passion des collections ! » (p. 15) Dans ce podium des passions excessives que dresse Champfleury, le jeu prend deux fois la plus haute place. La passion devient peu à peu obsessionnelle et exclusive : « Gardilanne avait jeté un graine de sa propre passion dans l'esprit de son ami, où s'agitaient d'autres passions : la graine avait germé, commençait à poindre, et devait donner de larges feuilles qui étoufferaient les passions voisines. » (p. 29)

Cette monomanie plonge alors sa victime dans des affres extrêmes, la pervertissant et la conduisant à des actes qui la répugnaient jusqu’alors, comme la tricherie : « Les hommes ont à leur service mille raisons captieuses pour colorer leurs passions, retirer leur parole donnée, rompre une liaison et sacrifier leurs meilleurs amis. » (p. 39). Une fois pris au jeu, le joueur est captivé, c’est-à-dire que son échelle des valeurs est renversée et le monde imaginaire du jeu se substitue à la moralité qui gouverne la réalité. La fin (= la victoire) justifiant les moyens, le tricheur est celui qui, oubliant le contrat ludique, sacrifie l’effort à l’enjeu qui pourtant lui donne seul au sens, au motif que la réussite de la tricherie est elle-même un défi et objectivement plus risquée. Le collectionneur, quant à lui, bien que pétri de réalité par son désir de posséder, réinvente un ordre symbolique à même de lui donner la préséance qui lui manque dans le monde réel : il est le seul au monde à reconnaître la valeur des objets qu’il poursuit, et les autres sont des mécréants.

Pleine d’humour acide, la nouvelle de Champfleury est également cruelle envers ses personnages, et de même que l’auteur se peint lui-même en collectionneur ridicule, le lecteur, témoin complice de la passion de Dalègre, ne peut que se reconnaître dans les larmes douces-amères que verse le héros, tout en se félicitant de mettre la main sur le violon de faïence, sur son ami défunt : « Pendant le convoi, Dalègre senti couler une larme. Il eût fallu sans doute l’étudier pour connaître de quels sentiments divers elle était composée ; mais ce sont des substances particulières que la chimie actuelle est incapable d’analyser. » (p. 105) Cette peinture de caractère a d’autant plus les traits du jeu que le personnage finit par revenir à lui-même. Le regard de Champfleury, plein d’ironie et de tendresse pour l’âme humaine, prouve ainsi que les passions en sont autant sa réalité que sa négation.

Une leçon ludique et roborative.

Le violon de faïence (1861) de Champfleury, Ombres 1996, 113 pages, 8.50 €. 

samedi 9 août 2008

Passage


Passage a remporté le concours Gamma 256 en 2007 en n'utilisant qu'une bande de 100 X 16 pixels, le format d'une ligne de vie vidéoludique en quelque sorte. Détournant les contraintes d'immédiateté, de prise en main et de temps (cinq minutes), Jason Rohrer, l'auteur hippie et trentenaire de Passage, en fait le cœur même de l'expérience de jeu.

Trente ans c'est le milieu d'une vie. En renouant avec les graphismes et les musiques simplistes des jeux vidéo de son enfance, il évoque pour sa génération un univers récessif immédiatement accessible. Or ce retour en enfance est très habilement détourné vers une projection dans l'avenir qui défile petit à petit devant le joueur : d'abord d’une façon informe, qui se précise progressivement, tandis qu'inversement, derrière lui, le passé se condense et s'enfuit.

Avec une économie de moyens assumée, graphisme et musique évoquant les jeux informatiques des années 80, cet univers affectif associé à l'enfance apparaît d'emblée définitivement perdu pour le joueur d'aujourd'hui. Le temps de jeu, matérialisé par le vieillissement imperceptible du personnage et un défilement ininterrompu vers la droite, en réduisant sans cesse la surface de jeu, rapproche le personnage du bord de l'écran en même temps que de sa fin inéluctable. Pour la première fois le joueur n'a pas de but, n'est pas maître de la fin de son expérience, ce qui remet en cause le statut même de jeu de Passage.

Et pourtant, quel jeu offre autant de conséquences aux choix du joueur, faisant de la recherche du sens l'essence même de l'expérience ? Faut-il jouer en cherchant à comprendre au risque de passer à côté du plaisir, ou se contenter de ce qui nous est donné, même si c'est très peu ? Référence aux jeux vidéo oblige, il y a bien un score, mais au final, est-ce une fin en soi ? Et une fois l'expérience achevée, qu'en reste-t-il ?

Suggérer plutôt que montrer, a beau être une vieille recette, elle est en même temps une leçon d'actualité pour une industrie vidéoludique qui multiplie les polygones, les effets pyrotechniques et les références au cinéma d'action. Sans texte, sans scénario, Passage invente l'émotion vidéoludique pure. Aussi, on veut bien croire Jason Rohrer quand il affirme que de nombreuses personnes lui ont confié qu'il s'agissait du premier jeu à les avoir fait pleurer.

Il y a en effet quelque chose de désespéré dans cette lutte de pixels contre l'inéluctable, un écho de la condition humaine. Et c'est ce qui nous trouble.

Passage, un jeu de Jason Rohrer à télécharger gratuitement sur SourceForge.

jeudi 24 juillet 2008

La défense Loujine


Sous ce titre peu éloquent se cache sans doute l'un des grands romans sur le jeu. Ecrit par un bon joueur d'échecs, problémiste paraît-il fameux, il n'en est pas moins un véritable roman symbolique. C'est certainement un cas unique d'avoir à la fois un roman documenté, écrit par un passionné, et qui n'ait rien d'un manuel d'échecs.

L'histoire est celle d'un garçon morne et rejeté qui fuit le monde jusqu'à ce qu'enfin on l'initie aux échecs, jeu qu'il comprend tellement bien qu'il finit par s'y enfermer, toute sa vie devenant une partie éternellement rejouée. Au faîte de sa gloire, au cours de la finale d'une compétition internationale, il tombe dans le coma. Il n'en sort que pour retrouver son mutisme et sa solitude d'enfant qui, privé du jeu qui continue à se jouer en lui, sombre peu à peu dans la folie, les échecs phagocytant progressivement le monde qui l'entoure. Et comme un écho, le héros appelé durant tout le livre, tel un pion, par son seul nom de famille "Loujine", homonyme "d'illusion", ne gagne son statut d'être humain réel qu'au dénouement du récit.

Certaines pages sont de véritables morceaux de bravoure, comme le point d'orgue du roman : la partie disputée contre le grand maître Turati, écrite comme un concerto. La métaphore musicale accompagne tout le roman, le héros, initié par un violoniste au jeu, cherchant en permanence "la petite note", "la vibration" juste. C'est une véritable performance de la part d'un écrivain joueur d'échecs de ne jamais succomber à la tentation didactique, et de ne pas truffer son roman de références à son jeu fétiche, voire de vues de l'échiquier, mais de l'aborder plutôt d'un point de vue subjectif et sensible, comme une parabole de l'enfermement psychologique du joueur.

Un bel hommage rendu au jeu, écrit sous une forme parfois un peu trop académique, la symbolique des échecs étant souvent rappelée de manière pesante. Néanmoins plusieurs passages brillants sur le joueur et sa passion.

La défense Loujine de Vladimir Nabokov, Gallimard 1964, 282 p., 7 €.

samedi 19 juillet 2008

[source] Journal d’un bourgeois de Paris


Entreprise de 1405 à 1409 cette chronique de Paris est l’oeuvre non d’un bourgeois mais d’un clerc, probablement docteur de l’université. Bourgeois, il l’est au sens d’habitant d’une cité à laquelle il donne le premier rôle de son oeuvre. L’édition en français moderne l’est peut-être d’un point de vue technique, mais reste difficile d’accès pour le non spécialistes, faute d’une francisation correcte. Heureusement les notes et les index de qualité rattrapent quelque peu cette lacune. Comme d’habitude, notre critique ne s’intéresse non à l’oeuvre complète mais aux passages qui mentionnent le jeu dans cette oeuvre typique de la fin du Moyen Âge.

Sans surprise, le jeu est cité à la marge, mais d’une façon qui montre qu’il a investi le quotidien : “Et si avait tant neigé avant que cette âpre gelée commençât environ un jour ou de devant, comme on en avait vu trente ans ; et, pour l’âpreté de cette gelée et de la neige, il faisait si froid que personne ne faisait quelque labeur que souler, crocer, jouer à la pelote ou autres jeux pour soi échauffer...” (p. 198) Le jeu règne à la morte saison, comme il le faisait lors des Saturnales (décembre) pour les Romains. Mais notre chroniqueur insiste sur la capacité du jeu à remplir un repos forcé, comme il montre que l’activité qui est associé aux jeux de plein air, par l’exercice auquel il soumet les corps, devenant le moyen privilégier de les préserver du froid extrême.

De façon générale, c’est le caractère extraordinaire d’un fait qui lui vaut d’être mentionné par notre Parisien, ainsi un joueur de talent, qui plus est une femme, ne peut qu’exciter l’admiration : “…Vint à Paris une femme nommée Margot, assez jeune, comme de 28 à 30 ans, qui était du pays de Hainaut, laquelle jouait le mieux à la paume qu’oncques homme eût vu, et avec ce jouait devant main derrière main très puissamment, très malicieusement, très habilement, comme pouvait faire homme, et peu venait d’hommes à qui elle ne gagnât, si ce n’était les plus puissants joueurs.” (p. 239) Amateur de jeux physiques, le chroniqueur évoque à travers la vigueur de l’esprit et du corps, c’est-à-dire la technique naissante qui fait son apparition dans le sport, mais qui ne porte pas encore ce nom.

...Au revenir dudit sermon, furent les gens de Paris tellement tournés en dévotion et émus qu’en moins de trois heures ou de quatre eussiez vu plus de cent feux, en quoi les hommes ardaient tables et tabliers, dés, cartes, billes, billards, nurelis et toutes choses à quoi on se pouvait courcer à maugréer à jeu convoiteux.” (p. 254). Le succès croissant des jeux d’argents ou sujets à intéressement, parce que la mise pousse au blasphème contre la Providence, provoque l’ire des prédicateurs qui les condamnent périodiquement. Il n’est donc pas rare que des autodafés, de jeux mais aussi du matériel de leur production, livre aux flammes purificatrices ces instruments de la tentation.

Cette chronique médiévale témoigne donc d’une époque où le jeu est depuis longtemps entré dans les moeurs, mais où le jeu excessif et les réactions qu’il entraîne, comme les joueurs exceptionnels, continuent de susciter la curiosité et l’intérêt général, terreau de la généralisation des jeux d’argent à toutes les couches de la société sous l’Ancien Régime.

Journal d’un bourgeois de Paris par un anonyme (1449), Librairie Générale Française 1990, 539 pages, 8.50 €.

jeudi 3 juillet 2008

La science des jeux

Il est toujours amusant de regarder dans le rétroviseur le futur des jeux tel qu'on le concevait quelques vingt ans plus tôt. Sciences & Avenir (hors série n°35 de 1981) a ainsi le mérite de témoigner de ce qu'on pensait de (presque) tous les jeux : des jeux de réflexion (beaucoup), de hasard (un peu), des jeux de société dont les wargames, ainsi que des jeux électroniques, perçus comme le futur des jeux. Bien entendu un numéro sur les jeux ne peut pas se contenter de raconter, il fait jouer aussi : jeux de logique, tests d'intelligence (serait-elle liée au jeux ?), problèmes d'échecs, enquête policière, wargame, modes de jeux pour le Rubik's cube, programmes pour les calculatrices.

Le bilan est un ouvrage honnête qui agace parfois un peu par des généralités outrancières brandies comme des vérités : "En l'an 2000, chacun sera régulièrement confronté à des tests" (ah ?) ; "Depuis que le jeu d'échecs existe, les hommes ont toujours rêvé d'inventer une machine capable d'y jouer..." (bien sûr), "...c'est assurément parce qu'elle apparaît moins présente aux générations actuelles que la guerre peut prendre la forme de jeux" (et les tournois, et les échecs ?). Certes c'est du journalisme, on aurait tort d'y chercher la rigueur scientifique, mais certaines sources paraissent douteuses : je n'ai ainsi pas trouvé d'existence historique prouvée aux wargames prêtés aux anciens grecs par le magazine.

L'intérêt de cette littérature grand public est davantage de donner une idée de ce qu'on pensait du jeu au début des années quatre-vingt dans notre pays, et plus particulièrement du potentiel des jeux électroniques. L'un des auteurs prédit ainsi qu'en l'an 2000 (date symbolique) aucun champion d'échecs ne devrait plus être capable de battre un ordinateur. C'est presque vrai. Certes le jeu électronique est encore largement vu comme un simple décalque des jeux traditionnels sur un support technologique (qui permet ainsi de jouer seul), mais dans l'ensemble les grandes problématiques du jeu (éducation, plaisir, compétition, accoutumance...) sont relativement bien résumées. 

Amusant et parfois instructif.

La science des jeux, hors série n°35 de Sciences & Avenir 1981, 98 pages, épuisé.

mercredi 25 juin 2008

Qu'est-ce qu'un bon film ?


Un livre sur le cinéma dans un blog sur les jeux. J'aime les livres qui enrichissent un sujet en empruntant un détour. Comme le précise la quatrième de couverture : "... ce livre jubilatoire ne concerne pas que le cinéma, il constitue, plus largement, une sorte d'introduction à un usage raisonné du jugement de goût." Programme tout à fait excitant à qui cherche à aborder un objet culturel par le plaisir qu'il procure.

Mais si Qu'est-ce qu'un bon film est amusant à lire, particulièrement dans son analyse de la critique Kantienne à la française, son principal défaut est cependant d'évoquer - voire carrément de participer - aux conversations de café de commerce sur le cinéma, l'anecdote l'emportant sur la méthode au point que j'ai passé mon temps à consulter les titres de chapitres, perdu que j'étais par la faconde de l'auteur.

Certes Laurent Jullier dégage bien six critères en usage dans le jugement de goût selon 3 types : ordinaires (succès, technique), communs (édifiant, émouvant), distingués (original, cohérent), sans qu'on sache jamais ce qui lui a fait les retenir parmi d'autres possibles. Si l'auteur s'attache toujours à démontrer que le critère est bien en usage chez la critique et le public, il ne questionne jamais leur validité effective. On ne sait ainsi pas si les critères retenus le sont parce qu'ils sont véritablement recherchés par ceux qui vont voir les films, sont conscient ou inconscient, admis ou non, pertinents ou non, objectifs ou non, etc. Pire, les critères ne semblent même pas sur le même plan : le succès d'un film n'est important que comme moteur de choix, pas d'appréciation ; la technique n'est le plus souvent citée que lorsqu'elle fait défaut, sinon est oubliée face à l'art ; l'originalité est un critère subjectif et périssable et qui n'a de sens qu'en fonction de la culture du spectateur, un film étant original tant qu'on n'en a pas vu de semblable, etc. On assiste même dérouté à l'utilisation, par la critique établie, d'un même argument pour et contre un même film. Bref il est assez frustrant de constater qu'une fois ces six critères dégagés, le lecteur ne sait absolument pas quoi en faire, et qu'on est loin de "l'usage raisonné du jugement de goût" annoncé par l'éditeur.

Au final Qu'est-ce qu'un bon film laisse un arrière goût étrange de confusion : par son écriture bavarde tout en analogies et en anecdotes et surtout parce que l'auteur ne fait que dresser un constat descriptif des usages, sans analyse, sans synthèse, sans clefs d'utilisation. Parce que les critères dédagés sont éminemment relatifs, parce qu'ils ne sont jamais discutés et loin d'être applicables simultanément à tous les films, parce qu'on peut citer des films dont l'intérêt ne se situe principalement dans aucun des six critères définis : Nuit d'été en ville de Michel Deville ou Exotica d'Atom Egoyan ont par exemple une atmosphère hypnotique que j'aurais du mal à rattacher à l'un des six critères...

Le plus déroutant sans doute restant que l'auteur, qui se targue d'être un cogniticien, n'aborde jamais la question du plaisir induit par ces critères, mais bien de leur importance dans un discours de justification à posteriori. Or le secret du goût, en tout cas celui du public, ne se situe-t-il justement dans le plaisir ressenti, à la différence de celui de la critique kantienne remise en cause par l'auteur ? On ne sait donc toujours pas en refermant ce livre, si un bon film l'est parce qu'on y a pris du plaisir ou parce qu'il faudrait "raisonnablement" l'aimer. Exactement ce que prétendait dénoncer l'auteur en début d'ouvrage en évoquant les soi disant "chefs-d'oeuvre" dont la vision est insupportable.

Un livre amusant et original, plus pertinent par les questions qu'il pose que par les réponses qu'il apporte.

Qu'est-ce qu'un bon film ? de Laurent Jullier, La Dispute 2002, 251 p., 15 €.

jeudi 19 juin 2008

Le loup


Marcel Aymé est connu pour ses contes pour enfants publiés dans des éditions imagées. Pourtant, si ceux-ci font référence aux classiques enfantins, comme par exemple Le loup fait référence au Petit chaperon rouge, et bien qu’ils aient la simplicité du langage de l’enfance, leur thématique est plus sombre et leur humour grinçant sera surtout apprécié des adultes. A priori l’histoire qui nous intéresse ici, extraite des Contes bleus du chat perché, ne fait pas référence au jeu, et pourtant : jeu des enfants avec le loup, jeu de l’auteur avec le lecteur. D’entrée de jeu, si j’ose dire, le jeu est ce qui pousse les petites filles à faire entrer le loup, avant qu’il n’emporte le morceau en leur jouant la comédie de l'animal blessé. Une fois en présence des petites filles, et malgré la référence lancinante au Petit chaperon rouge, le loup, plein du désir de s’amender et bon camarade de jeu, finit par se convaincre lui-même en même temps que le lecteur qu’il n’est plus un loup.

Sauf que le lecteur, ne participant pas directement aux jeux, ne peut s’y laisser prendre, regardant d’un œil suspicieux cette complicité improbable, il s’attend donc logiquement à un coup de théâtre. Marcel Aymé joue ainsi du poncif du loup dévoreur de marmots pour mettre mal à l’aise le lecteur : celui-ci est en effet prévenu du danger du loup, de l’innocence des enfants, de la séduction du jeu et de tous les fâcheux précédents... Il n’y a donc aucun lien entre le Petit chaperon rouge, conte féminin et initiatique selon Bettelheim, et le conte cruel, pessimiste et moralisateur de Marcel Aymé, où le jeu, parenthèse enchantée masque un temps la vraie nature de chacun avant de la révéler au grand jour avec plus de violence. Au contraire du conte traditionnel, la transgression n’est pas un facteur d’émancipation, et ici ce sont les parents qui sont dans le vrai, dans les deux sens du terme. Le jeu n’y représente plus qu’une dangereuse illusion, malgré la conclusion où la réalité prend des accents ludiques, en s’autorisant à rejouer la dernière scène, comme dans Le petit chaperon rouge.

« _ Loup, si on jouait au loup ?
Le jeu était nouveau pour lui, on lui expliqua les règles, et tout naturellement, il fut désigné pour être le loup. Tandis qu’il était caché sous la table, les petites passaient et repassaient devant lui en chantant le refrain :
“Promenons- nous le long du bois, pendant que le loup y est pas. Loup y es-tu ? M’entends-tu ? quoi fais-tu ?”
Le loup répondait en se tenant les côtes, la voix étranglée par le rire :
_ Je mets mon caleçon.
Toujours riant, il disait qu’il mettait sa culotte, puis ses bretelles, son faux col, son gilet… Quand il en vint à enfiler ses bottes, il commença d’être sérieux.
_ Je boucle mon ceinturon, dit le loup, et il éclata d’un rire bref. Il se sentait mal à l’aise, une angoisse lui étreignait la gorge, ses ongles grattèrent le carrelage de la cuisine.
Devant ses yeux luisants, passaient et repassaient les jambes des deux petites. Un frémissement lui courut sur l’échine, les babines se froncèrent.
-… Loup y es-tu ? m’entends-tu ? quoi fais-tu ?
- Je prends mon grand sabre ! dit-il d’une voix menaçante, et déjà les idées se brouillaient dans sa tête. Il ne voyait plus les jambes des petites, il les humait.
_… Loup y es-tu ? m’entends-tu ? quoi fais-tu ?
_ Je monte à cheval et je sors du bois !
Alors le loup, poussant un grand hurlement, fit un bond hors de sa cachette, la gueule béante et les griffes dehors. » (pp. 26-27)

Conte désenchanté, si Le loup est une initiation, elle est celle de la dure réalité, de la loi des adultes, de l’obéissance. Le jeu n’en apparaît alors que plus pernicieux, à moins qu’il ne permette a contrario d’échapper, ne serait-ce quelques instants, à l’empire des précédents. Cynique mais amusant.

Le loup (1934) in Les contes bleus du chat perché de Marcel Aymé, Gallimard 1981, pp. 9-28, épuisé.

vendredi 6 juin 2008

Jeux et jouets : essai d'ethnotechnologie

Sous-titré "essai d'ethnotechnologie", cet ouvrage commandé par le Ministère de l'industrie en 1979 analyse en quoi le jouet, ici rapproché du jeu en ce qu'il est l'expression tangible et industrielle des jeux potentiels qu'il porte en lui, dicte l'usage, est désiré, est manipulé ou manipule. La première partie, consacrée aux fonctions du jeu, est sans doute la plus intéressante, avec par exemple une observation qualitative tout en finesse de Roger Renaud, qui montre combien l'enfant peut réinventer ses jouets ou même investir par le jeu des objets de la vie courante. L'observation des ludothèques par Pierre-Noël Deneuil est quant à elle humoristique et pertinente, et dans la dernière partie, l'analyse de la rationalisation du jouet par Gilles Brougère est intéressante, même si elle n'évite pas les préjugés. 

Mais comme dans tout recueil d'articles, il y a à boire et à manger, et certaines études, comme celles de Juliette Grange et de françois Portet, sont réellement faibles. La faute sans doute à une méthodologie que l'introduction du recueil avoue rechercher et à une direction d'ouvrage inexistante. Ainsi on peut avoir une simple transcription d'entretiens ou l'observation de récréations dans une cour d'école sans aucune distanciation, où encore une analyse d'une inquiétante naïveté de la signification de jeux de société, à partir du marketing de l'éditeur, sans effort de compréhension des mécaniques internes. S'ajoute à cela l'absence de toute bibliographie et, semble-t-il, de supervision puisque Robert Jaulin n'a pas rédigé l'introduction, oublie des auteurs et orthographie mal plusieurs noms, y compris dans la table des matière. Quant à la conclusion de l'ouvrage elle est si courte qu'elle est reproduite en quatrième de couverture, alors même que la longueur de certaines contributions, près de 60 pages pour les plus longues, semble n'obéir à aucun cadre.

Des communications hétéroclites et hétérogènes donc, mais qui, pour certaines, grâce à cette volonté de poser les bases de l'ethnotechnologie, proposent une démarche originale et pleine de fraîcheur, qui privilégie l'usage sur la fonction. Un ouvrage certes bien long, inabouti, mais pas inintéressant.

Jeux et jouets sous la direction de Robert Jaulin, Aubier 1992, 339 pages, 13 €.

lundi 26 mai 2008

La joueuse de go



Un roman sur le go, une auteur chinoise, on s'attend à une variante asiatique d'un roman sur les échecs. Et pourtant : le thème implique un traitement pour le moins original puisqu'il s'agit en fait d'une histoire d'amour vue à la fois par les yeux de l'homme et de la femme, menée en 92 chapitres alternatifs, car chaque joueur joue l'un après l'autre et qu'il y a 92 pions à poser. De même que le go est un jeu d'encerclement, la rencontre puis l'amour entre les deux protagonistes ne se révèle que dans l'ultime partie du livre.

Amour d'une chinoise et d'un japonais sur fond de l'histoire de l'invasion de la Mandchourie à la fin des années 30, impérialistes contre communistes, le go, jeu que "les chinois ont inventé et que les japonais ont porté au rang d'art", est la cristallisation de l'essence asiatique du livre. Présent à la fois dans le titre et la forme du livre (chapitres), le jeu réunit les deux amoureux tout en les opposant, et sa thématique est présente jusque dans l'écriture même, l'intrigue tissant des cercles concentriques sans jamais donner l'impression de progresser vers le but : la révélation de l'amour dans l'ultime chapitre.

Le jeu est donc utilisé de manière particulièrement subtile, puisqu'il nourrit l'intrigue romantique plus qu'il n'en constitue le centre, les quelques sentences faisant allusion au jeu en traduisant davantage l'esprit qu'elles n'en décrivent la lettre. Et l'alchimie opère particulièrement bien puisqu'il s'agit de l'un des rares romans sur un jeu qui donne immédiatement envie de jouer alors qu'il n'en détaille ni les règles, ni les stratégies, ni les clefs.

Un jeu fait livre et une belle leçon de littérature, au style épuré tout en petites touches, tel un go-ban constellé de pions blancs et noirs.

La joueuse de go de Shan Sa, Grasset 2001, 326 pages, 5.50 €.