lundi 26 mai 2008

La joueuse de go



Un roman sur le go, une auteur chinoise, on s'attend à une variante asiatique d'un roman sur les échecs. Et pourtant : le thème implique un traitement pour le moins original puisqu'il s'agit en fait d'une histoire d'amour vue à la fois par les yeux de l'homme et de la femme, menée en 92 chapitres alternatifs, car chaque joueur joue l'un après l'autre et qu'il y a 92 pions à poser. De même que le go est un jeu d'encerclement, la rencontre puis l'amour entre les deux protagonistes ne se révèle que dans l'ultime partie du livre.

Amour d'une chinoise et d'un japonais sur fond de l'histoire de l'invasion de la Mandchourie à la fin des années 30, impérialistes contre communistes, le go, jeu que "les chinois ont inventé et que les japonais ont porté au rang d'art", est la cristallisation de l'essence asiatique du livre. Présent à la fois dans le titre et la forme du livre (chapitres), le jeu réunit les deux amoureux tout en les opposant, et sa thématique est présente jusque dans l'écriture même, l'intrigue tissant des cercles concentriques sans jamais donner l'impression de progresser vers le but : la révélation de l'amour dans l'ultime chapitre.

Le jeu est donc utilisé de manière particulièrement subtile, puisqu'il nourrit l'intrigue romantique plus qu'il n'en constitue le centre, les quelques sentences faisant allusion au jeu en traduisant davantage l'esprit qu'elles n'en décrivent la lettre. Et l'alchimie opère particulièrement bien puisqu'il s'agit de l'un des rares romans sur un jeu qui donne immédiatement envie de jouer alors qu'il n'en détaille ni les règles, ni les stratégies, ni les clefs.

Un jeu fait livre et une belle leçon de littérature, au style épuré tout en petites touches, tel un go-ban constellé de pions blancs et noirs.

La joueuse de go de Shan Sa, Grasset 2001, 326 pages, 5.50 €.

mardi 13 mai 2008

Les plus beaux textes sur les jeux, la chance et le hasard

Disons-le d'entrée, il ne s'agit pas des plus beaux textes sur le jeu (pas plus que sur la chance ou le hasard). Sous ce titre prétentieux, on trouve un fourre-tout qui, une fois n'est pas coutume, n'est pas une véritable anthologie, puisqu'elle est très lacunaire, et surtout présente de nombreux inédits d'auteurs du dimanche contemporains qui n'ont rien à y faire. On trouve en revanche des gravures, des textes de loi qu'on aurait peine à qualifier de beaux. Enfin, outre une classification nébuleuse, ni chronologique ni stylistique ni dramatique, le parti pris de l'auteur de présenter les seuls jeux d'argent et loteries est regrettable.

On y croise pêle-mêle des poèmes (surtout), des édits, des extraits de romans, des sentences, des fables, des gravures, des extraits de pièces de théâtre... Si l'éclectisme est plaisant, on ne voit pas pourquoi à peu près tous les grands romans sur le jeu en sont absents, ni pourquoi les poèmes magnifiques de Borges ou de Brassens par exemple n'y figurent pas. L'introduction et la postface ne sont pas sans intérêt mais n'expliquent en rien ce qui a présidé au choix des textes, si ce n'est la culture étriquée de l'auteur ou le désir de faire plaisir à ses amis poètes non publiés.

Sans surprise les plus beaux textes sont des auteurs les plus connus : Rutebeuf, Shakespeare, Chateaubriand, Musset, Mérimée... C'est peut-être là le seul intérêt de ce florilège : présenter des textes peu connus d'auteurs célèbres ou, au contraire, des textes fameux qui ne sont pas  spontanément associés au jeu. Le bon côté des choses est que je n'y ai presque pas retrouvé de doublon avec les références que je connaissais, alors que j'en ai découvert d'autres dignes d'intérêt, même si elles sont peu nombreux. Demeure cependant le regret qu'aucun fil directeur ne sous tende la sélection et qu'aucune tension n'excite le lecteur. C'est un pot pourri... dans tous les sens du terme.

Une mauvaise anthologie en tant que telle, mais une curiosité pour qui cherche des sources littéraires sur le jeu et ses dérivés.

Les plus beaux textes sur les jeux, la chance et le hasard de Marie Letourneur et Pierre Jacques, Le Cherche Midi 1982, 157 pages, épuisé.

vendredi 9 mai 2008

L'élite artiste : excellence et singularité en régime démocratique

Pour lever tout malentendu, je ne prétends pas faire la critique du livre de Nathalie Heinich, mais du postulat de son ouvrage reposant sur une analyse sociologique de la fiction. Postulat d’autant plus intéressant que le principe même de faire une étude scientifique de la fiction semble, encore aujourd’hui, choquer, comme si la fiction ne se construisait pas, elle aussi, à partir du réel. Elle n’est pourtant ni la première ni la seule à envisager l’étude de la fiction, ou d’un motif littéraire, comme source de connaissance. Bien sûr il ne s’agit moins d’y lire au premier degré ce qui est raconté que d’y déceler en filigrane ce qui a inconsciemment glissé son auteur :

C’est que la fiction donne un accès privilégié aux représentations et aux valeurs de sens commun. A condition de l’utiliser avec les précautions méthodologiques nécessaires, elle constitue un outil privilégié pour une sociologie compréhensive des représentations et des valeurs qui, à l’opposé d’une sociologie critique des illusions, considère ce qui relève de l’imaginaire et du symbolique comme un objet tout aussi légitime que les faits relevant du réel. Encore faut-il pour cela les appréhender de façon purement descriptive et analytique, à l’exclusion de toute normativité, de tout jugement de valeur, de toute volonté consciente ou inconsciente de défendre ou de critiquer les positions des acteurs.” (p. 23-24).

En effet, si un écrivain dépeint une situation, il le fait en s’astreignant au vraisemblable, afin de ne pas contrevenir à la “suspension de l’incrédulité”, condition de l’illusion fictionnelle. Ce faisant, l’écrivain obéit à un ensemble de conventions et codes inconscients qui sont le reflet de valeurs et de représentations collectives qui vont lui permettre de toucher son lecteur à travers des lieux communs, au sens propre, autrement dit des signes de reconnaissance - un univers familier - qui établissent une connivence avec le lecteur. De ce point de vue il a donc bien une “normativité” du symbole puisqu’il s’adresse à l’inconscient collectif.

Ce livre risquera de décevoir aussi les lecteurs qui s’intéresseraient exclusivement aux représentations savantes, aux concepts philosophiques, aux penseurs : ce ne sont pas les théories du statut d’artiste ou de la création qui retiendront ou de la création qui retiendront principalement notre attention, dans la tradition de l’histoire des idées, mais l’expérience ordinaire et les valeurs de sens commun. C’est pourquoi seront mis avant tout à contribution les fictions (romans, nouvelles, pièces de théâtre...).” (p. 12)

Si l’on admet l’approche intellectuelle - savants, philosophes, penseurs - comme allant de soi, alors il faut reconnaître que l’approche sensitive complémentaire dévoile forcément ce que l’esprit à plus de mal à appréhender : l’ordinaire et le commun (au sens de collectif). Si nous, lecteurs, parvenons à investir une oeuvre de fiction, c’est que nous nous y reconnaissons suffisamment pour que nous puissions donner vie aux personnages et à l’univers de papier, pré-requis à notre immersion. Dès lors la fiction cristallise l’évidence (“ce qui est immédiatement perçu par les sens”), au sens propre de cavité, un canevas de références qui permet à l’écrivain d’y broder la trame de son intrigue et d’y faire passer un message singulier.

La démarche de Nathalie Heinich ne semblant pas aller de soi, elle n’en est que plus pertinente... sans être pour autant élitiste.

Nathalie Heinich, L’élite artiste : excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard 2005, pp. 11-24, 25 €.