mardi 26 août 2008

La pensée sauvage

Parue en 1962, cet ouvrage d'ethnologie, dont le titre est un jeu de mot entre la plante et le système de représentation des primitifs, consacre très peu de place au jeu : quatre malheureuses pages. Et pourtant les liens qui sont faits entre le jeu et le rite, la religion et l'art y sont essentiels. Comme l'a fait avant lui Marcel Mauss, Lévi-Strauss rattache le jeu à l'esthétique  . En revanche si le sacré, qui relève aussi de cette catégorie, est conjonctif (religion signifie relier) le jeu est disjonctif, car il part d'une situation d'équilibre pour aboutir à une situation de déséquilibre, séparant le gagnant des perdants ; et Lévi-Strauss d'ajouter, avec une touche de cynisme : "...on comprend donc que les jeux de compétition prospèrent dans nos sociétés industrielles". (p. 49)

Au contraire dans la pensée sauvage, le jeu est répété comme une incantation, afin justement de soigner la susceptibilité des morts : « Tout jeu se définit par l’ensemble de ses règles, qui rendent possible un nombre pratiquement illimité de parties ; mais le rite, qui se ‘joue’ aussi, ressemble plutôt à une partie privilégiée, retenue entre tous les possibles parce qu’elle seule résulte dans un certain type d’équilibre entre les deux camps. La transposition est aisément vérifiable dans le cas des Gahuku-Gama de Nouvelle-Guinée, qui ont appris le football, mais qui jouent, plusieurs jours de suite, autant de parties qu’il est nécessaire pour que s’équilibrent exactement celles perdues et gagnées par chaque camp, ce qui est traiter le jeu comme un rite. » (p. 46). Comme si le jeu était le miroir inversé de la fonction sacrée, telle que la conçoit Benvéniste (Le jeu comme structure), et qu'il s'agissait de refermer le cycle, de renvoyer le jeu à ses origines religieuses et funéraires, comme l'a démontré Piganiol dans ses Recherches sur les jeux romains. Enfin il ajoute : "...d'une façon symbolique, gagner au jeu, c'est "tuer" l'adversaire." (p. 48) Ce qui n'est pas sans rappeler le discours de Bataille sur le jeu (Sommes nous là pour jouer ou pour être sérieux ?).

Une réflexion essentielle, parce que complémentaire, qui éclaire par l'ethnologie les intuitions et réflexions de nombre de chercheurs contemporains en sciences humaines. 

La pensée sauvage de Claude Lévi-strauss, Pocket 1990, p. 46-49, 7 €

mardi 19 août 2008

Le violon de faïence

Livre favori d’un de mes professeurs, j’avais lu ce court roman il y a longtemps, et si le thème m’avait marqué, l’écriture moins, et surtout je n’avais jamais établi un lien avec le jeu. C’est en racontant l’histoire que je me suis aperçu qu’elle présentait brillamment la passion dévorante pour un loisir futile. Je l’ai alors relue avec d’autres yeux. En premier lieu c’est la qualité d’écriture qui surprend, ce qu’explique en partie la version largement remaniée qui a servi pour cette édition tardive (1877). Champfleury, porte-parole du réalisme en littérature, utilise la collectionnite comme creuset des passions les plus folles, afin de montrer à quelles extrémité une passion soudaine peut réduire un homme qui en est dépourvu, et comment celle-ci s’insinue, s’épanouit puis disparaît aussi promptement qu’elle est apparue. Bien entendu c’est autant parce qu’il était administrateur de la manufacture de Sèvre que collectionneur compulsif d’assiettes de la Révolution, que l’auteur est à même de traduire brillamment les affres de la syllectimanie :

« Gardilanne se disait sans passions ; c’était l’être le plus passionné qui se put voir, plus ardent que le chasseur, plus inquiet que l’amant à son premier rendez-vous, plus tyrannisé qu’un ambitieux, plus fébrile qu’un joueur, les yeux enflammés comme un corse qui guette son ennemi, aussi brillants que ceux d’un gourmand devant l’étalage d’un Chevet, les mains plus convulsives qu’un homme dont la dernière carte représente la ruine ou la fortune. Pas de passions ! Gardilanne les possédait toutes, fondues en une seule, la plus vive, la passion des collections ! » (p. 15) Dans ce podium des passions excessives que dresse Champfleury, le jeu prend deux fois la plus haute place. La passion devient peu à peu obsessionnelle et exclusive : « Gardilanne avait jeté un graine de sa propre passion dans l'esprit de son ami, où s'agitaient d'autres passions : la graine avait germé, commençait à poindre, et devait donner de larges feuilles qui étoufferaient les passions voisines. » (p. 29)

Cette monomanie plonge alors sa victime dans des affres extrêmes, la pervertissant et la conduisant à des actes qui la répugnaient jusqu’alors, comme la tricherie : « Les hommes ont à leur service mille raisons captieuses pour colorer leurs passions, retirer leur parole donnée, rompre une liaison et sacrifier leurs meilleurs amis. » (p. 39). Une fois pris au jeu, le joueur est captivé, c’est-à-dire que son échelle des valeurs est renversée et le monde imaginaire du jeu se substitue à la moralité qui gouverne la réalité. La fin (= la victoire) justifiant les moyens, le tricheur est celui qui, oubliant le contrat ludique, sacrifie l’effort à l’enjeu qui pourtant lui donne seul au sens, au motif que la réussite de la tricherie est elle-même un défi et objectivement plus risquée. Le collectionneur, quant à lui, bien que pétri de réalité par son désir de posséder, réinvente un ordre symbolique à même de lui donner la préséance qui lui manque dans le monde réel : il est le seul au monde à reconnaître la valeur des objets qu’il poursuit, et les autres sont des mécréants.

Pleine d’humour acide, la nouvelle de Champfleury est également cruelle envers ses personnages, et de même que l’auteur se peint lui-même en collectionneur ridicule, le lecteur, témoin complice de la passion de Dalègre, ne peut que se reconnaître dans les larmes douces-amères que verse le héros, tout en se félicitant de mettre la main sur le violon de faïence, sur son ami défunt : « Pendant le convoi, Dalègre senti couler une larme. Il eût fallu sans doute l’étudier pour connaître de quels sentiments divers elle était composée ; mais ce sont des substances particulières que la chimie actuelle est incapable d’analyser. » (p. 105) Cette peinture de caractère a d’autant plus les traits du jeu que le personnage finit par revenir à lui-même. Le regard de Champfleury, plein d’ironie et de tendresse pour l’âme humaine, prouve ainsi que les passions en sont autant sa réalité que sa négation.

Une leçon ludique et roborative.

Le violon de faïence (1861) de Champfleury, Ombres 1996, 113 pages, 8.50 €. 

samedi 9 août 2008

Passage


Passage a remporté le concours Gamma 256 en 2007 en n'utilisant qu'une bande de 100 X 16 pixels, le format d'une ligne de vie vidéoludique en quelque sorte. Détournant les contraintes d'immédiateté, de prise en main et de temps (cinq minutes), Jason Rohrer, l'auteur hippie et trentenaire de Passage, en fait le cœur même de l'expérience de jeu.

Trente ans c'est le milieu d'une vie. En renouant avec les graphismes et les musiques simplistes des jeux vidéo de son enfance, il évoque pour sa génération un univers récessif immédiatement accessible. Or ce retour en enfance est très habilement détourné vers une projection dans l'avenir qui défile petit à petit devant le joueur : d'abord d’une façon informe, qui se précise progressivement, tandis qu'inversement, derrière lui, le passé se condense et s'enfuit.

Avec une économie de moyens assumée, graphisme et musique évoquant les jeux informatiques des années 80, cet univers affectif associé à l'enfance apparaît d'emblée définitivement perdu pour le joueur d'aujourd'hui. Le temps de jeu, matérialisé par le vieillissement imperceptible du personnage et un défilement ininterrompu vers la droite, en réduisant sans cesse la surface de jeu, rapproche le personnage du bord de l'écran en même temps que de sa fin inéluctable. Pour la première fois le joueur n'a pas de but, n'est pas maître de la fin de son expérience, ce qui remet en cause le statut même de jeu de Passage.

Et pourtant, quel jeu offre autant de conséquences aux choix du joueur, faisant de la recherche du sens l'essence même de l'expérience ? Faut-il jouer en cherchant à comprendre au risque de passer à côté du plaisir, ou se contenter de ce qui nous est donné, même si c'est très peu ? Référence aux jeux vidéo oblige, il y a bien un score, mais au final, est-ce une fin en soi ? Et une fois l'expérience achevée, qu'en reste-t-il ?

Suggérer plutôt que montrer, a beau être une vieille recette, elle est en même temps une leçon d'actualité pour une industrie vidéoludique qui multiplie les polygones, les effets pyrotechniques et les références au cinéma d'action. Sans texte, sans scénario, Passage invente l'émotion vidéoludique pure. Aussi, on veut bien croire Jason Rohrer quand il affirme que de nombreuses personnes lui ont confié qu'il s'agissait du premier jeu à les avoir fait pleurer.

Il y a en effet quelque chose de désespéré dans cette lutte de pixels contre l'inéluctable, un écho de la condition humaine. Et c'est ce qui nous trouble.

Passage, un jeu de Jason Rohrer à télécharger gratuitement sur SourceForge.