mardi 29 décembre 2009

Le paradigme perdu : la nature humaine

Que viendrait faire le jeu dans un essai anthropologique pour cerner la nature humaine ? Il faut  donc que le jeu soit important. Le lien est établi par la jeunesse, cette juvénilité comme la qualifie Edgar Morin, dont il est la quintessence, et qui apporte à l'homme fait la capacité de se renouveler et de se régénérer. Cette plasticité de l'esprit humain est autant le produit de la complexité de notre société qu'il en est la source. L'opposition nature et culture est donc dépassée, car l'homme est cultivé par nature, et naturel par culture. Johann Huizinga, qui faisait du jeu l'origine de la culture ne s'est pas trompé, si ce n'est que la culture humaine a donné au jeu une place et un relief qu'il n'a chez aucune autre espèce animale.

La grande force de cet essai est son ambition de faire la quadrature du cercle. Qu'elle est la question originelle qui sous-tend toutes les autres ? Y a-t-il moyen de répondre à cette question de façon à ce que la réponse soit le départ d'une méthode de connaissance ? "Je ne prétends nullement m'attribuer ici une perspicacité ou une imagination particulières. Je crois seulement que je me posais une de ces questions naïves, banales, évidentes, que chacun se pose entre l'âge de 7 et 17 ans, et qui se trouvent inhibées, refoulées, asphyxiées, ridiculisées dès que l'on entre dans les Universités et les Doctrines." (p. 11). Ainsi la question fondamentale n'est pas de fournir une réponse mais un cadre de pensée de celle-ci. 

C'est ici que l'approche complexe prend tout son sens en mettant l'accent sur l'interaction réciproque entre le sujet et l'objet, le cadre et la pensée : "Ainsi, dès lors qu'un système cognitif se heurte à des problèmes, des difficultés, des paradoxes qu'il ne peut surmonter, le sujet pensant est éventuellement apte à prendre comme objet d'examen, d'étude ou de vérification, le système par lequel il examinait, étudiait ou vérifiait, apte même à élaborer un méta-système qui devienne son nouveau cadre de référence." (p. 150) La question du jeu se lit alors en filigrane, sous-tendant celle de la culture, puisque jouer c'est réunir la dimension symbolique de la signification avec la réalité de l'action : "La carence "ontologique" des sciences de l'homme est de ne pas avoir donné de l'existence à l'imaginaire et à l'idée : on n'a vu que reflet là où il y avait dédoublement, dégagement de fumées là où il y avait bouillonnement thermodynamique de vapeurs." (p. 229)

Or, si ce n'est pas forcément la conclusion de l'auteur, le mérite principal de cet essai est sans doute de proposer une approche du ludique dans double dimension, ainsi que les cadres de sa pensée, tout en lui apportant une justification anthropologique pertinente. Une lecture qui ouvre des perspectives aussi inattendues qu'inexplorées. Exaltant.

Le paradigme perdu : la nature humaine d'Edgar Morin, Seuil 1973, 251 pages, 7.50 €.

dimanche 20 décembre 2009

Le tricheur à l'as de carreau

Georges de la Tour (1593-1652), désormais bien connu et considéré comme l'un des maîtres du XVIIe siècle, a été redécouvert en 1932 par un article sur ce tableau, qui est aussi le plus connu de son oeuvre. Peint vers 1635, le tricheur s'inscrit dans la tradition des tableaux moralisateurs du XVIIe comme les vanités. Le thème du tricheur a été popularisé par le Caravage (Les tricheurs). Le jeu d'argent est interdit par la loi et condamné par l'Eglise, il est ici un instrument de perdition associé la luxure tentatrice incarnée par la courtisane, et à l'alcool, le vin versé par la servante, qui trouble le discernement. Nous assistons donc à une partie de Prime, ancêtre du poker, dont le peintre a distribué les cartes de manière réaliste.

Le jeu pratiqué par l'adolescent est un jeu franc et innocent : visage enfantin, regard droit tout entier dévolu au jeu, il est assit du côté de la lumière et spatialement détaché de ses partenaires. A l'inverse, le regard oblique des trois autres personnages les lie dans le mensonge et l'illusion tout en les mettant hors-jeu : la servante se charge d'enivrer le jeune noble que la courtisane a attiré et que le tricheur va plumer grâce à l'as de carreau qu'il est en train d'extraire de sa ceinture. Chaque personnage parmi ceux rassemblés dans l'ombre et qui par le jeu de la lumière oblique sont les seuls en projeter une, sont une pièce du puzzle, l'un des complices du piège tendu à l'adolescent, leur regard faisant la connexion entre eux : la servante regarde la courtisane qui regarde le tricheur qui nous regarde. Le jeu du peintre est ici de jouer sur l'ambiguïté propre à la peinture : c'est lui le chef de bande qui a rassemblé les protagonistes... à moins que ce soit nous ? En effet le regard part de la servante, la moins impliquée puisqu'elle n'a n'a fait que verser le vin, poursuit avec la courtisane qui a attiré le nobliaux dans ce tripot, son regard en coin s'adresse au tricheur qui va effectivement plumer ce dernier, tricheur qui nous adresse à la fois un clin d'oeil de complicité et un sourire convenu. Car après tout, si le tableau a été peint, c'est pour que nous puissions nous en délecter, nous sommes donc bien les commanditaires de l'affaire. Et qui ne dit mot consent, car cette scène muette figée juste avant que le crime ne soit commis, fait peser sur nous tout le poids de notre culpabilité impuissante et éternelle.

Prétexte moral et convivial, le jeu est d'abord ici la métaphore de celui qu'entretient l'artiste avec le spectateur. Qui est coupable ? Le spectateur a tendance spontanément à s'associer à la victime, qui se trouve à sa droite immédiate, et pourtant quand il lit le tableau il ne peut que suivre l'échange des regards depuis la servante (seul personnage debout) et aboutir ainsi sur le tricheur qui l'implique, lui spectateur, directement. C'est à cet instant précis que la réalité du tableau, c'est-à-dire celle de notre incapacité à empêcher ce qui va arriver alors que précisément il s'agit d'une peinture, d'une scène à jamais figée, nous renvoie sans solution à la triple culpabilité de ne pouvoir intervenir, d'en être le responsable désigné et, pire... d'y trouver du plaisir. Le plaisir coupable du jeu.

Le tricheur à l'as de carreau de Georges de la Tour (1593-1652), Musée du Louvre, 1635.

mercredi 2 décembre 2009

Le maître ou le tournoi de go


Voilà un roman étrange et fascinant, d'abord par sa forme paradoxale. Ecrit comme une chronique journalistique, il raconte davantage l'histoire d'un maître de go que celle du tournoi du titre, davantage les impressions hors jeu que les stratégies mises en place. Et si l'auteur avoue ne pas être un spécialiste de go, il nous glisse pourtant des reproductions du damier tout au long de la partie. C'est donc le premier roman sur le jeu à n'être le récit que d'une unique partie, qui soit technique en ce qu'il reproduit fidèlement l'évolution de celle-ci, et qui pourtant puisse captiver un lecteur qui ne connaît rien au go.

En effet Kawabata est bien plus intéressé par confronter deux visions du monde, l'art du maître, émanation de l'ancien monde, face à l'efficacité du disciple représentant la logique du japon moderne. Bien que parfois le livre s'attache aux règles les plus pointues du go, alors que le lecteur sait seulement qu'il s'agit d'un jeu d'encerclement, c'est dans l'attachement viscéral des joueurs à ces règles, dans les tergiversation pour accepter tel ou tel aménagement dans le rythme des parties, qu'on perçoit pleinement la violence de l'affrontement livré, l'enjeu que représente la partie, et la tension insoutenable qui écrase pendant plusieurs mois les joueurs.

L'affrontement symbolique sur le damier devient ainsi un combat vital et décisif auquel le perdant succombera. Ce livre refuse ainsi dès l'introduction toute la sémantique classique du jeu en livrant d'emblée le nom du vainqueur. Le roman est donc davantage celui d'une désillusion, celle d'un presque-dieu, un maître de go surnommé "l'invincible", donc l'histoire d'une réalisation au sens où le maître est arraché peu à peu à son empire fictif et se réveille simple vieillard parmi les hommes, la mort le réintégrant définitivement au monde réel.

Un très beau livre, merveilleusement conté, qui constate à regret, avec amertume, la victoire de la réalité sur le jeu et ses idoles.

Le maître ou le tournoi de go de Yasunari Kawabata, Albin Michel 1975, 158 p., 4.50 €.