mardi 20 juillet 2010

Comment parler de la société

Quelques années après Les ficelles du métier, Howard Becker remet le couvert, et tente, sans forcément y arriver, d'élargir cette fois son propos à l'ensemble des sciences sociales. Plus réaliste, il abandonne toute ambition de plan, et ne livre la plupart du temps que des analyses sans conclusions, laissant au lecteur, en vertu du principe de neutralité, se faire sa propre idée de la question. Comme il s'agit de cours juxtaposés on trouve également nombre de redites. Si on apprécie l'apparente honnêteté intellectuelle de l'auteur qui ne dissimule pas son résultat (ce sont des cours des années 80, ce n'est pas classé, j'ai laissé le lecteur libre de ses interprétations) ni sa méthode (cette étude a été refusée par tous les comités scientifiques), on a inversement l'impression qu'il nous donne à lire un énième brouillon de la synthèse qu'il n'arrive pas à écrire sur le sujet. Et l'on reste davantage dans l'anecdote, l'exemplification et le plaidoyer que dans la science. 

Ainsi l'auteur prétendait dans Les ficelles du métier, son ouvrage précédent, qu'un problème en sociologie est un problème pour toutes les sciences sociales, force est de constater que c'est loin d'être le cas. Ainsi l'un des axes du livre déplore que les sociologues soient contraints de ne pas utiliser de nouvelles représentations sous peine que personne ne fasse l'effort de les comprendre : "Les fabricants de représentations ont beau faire, si les utilisateurs ne remplissent pas leur rôle, l'histoire n'est pas racontée, ou bien elle n'est pas racontée comme les premiers l'avaient prévu." (p. 296). La réponse des cogniticiens est pourtant simple : si le lecteur ne comprend pas, c'est que c'est incompréhensible. Il faut donc simplement que la représentation soit acceptable, utile et utilisable pour ceux à qui l'on s'adresse, car à quoi sert de faire mieux si l'on ne sait pas au moins se faire comprendre ? Et c'est sans doute pour cela qu'il existe des représentations types... que critique (in)justement Becker.

Pourtant Comment parler de la société, en introduisant la fiction comme un objet sociologique, ouvre une piste à la fois originale est intéressante, étayée par des exemples très pertinents, comme celui de la fiction La monnaie du pays de David Antin. Et rien que pour cela le livre de Becker vaut la lecture. Pour le reste, le titre apparaît davantage comme une question angoissée, voire un constat d'impuissance posé par un auteur désemparé, s'apercevant sur le tard que la sociologie n'a pas le monopole de la société, et que ce n'est pas forcément elle qui en parle le mieux : "Perec décrit l'ordinaire, le quotidien. En fait, au fur et à mesure que j'essaie de rendre accessible ce qu'il a fait dans ce petit livre, je me trouve de plus en plus muet, comme si pour le décrire que répéter et énumérer ce qu'il a déjà écrit, et ceci n'a guère d'utilité. A lire les descriptions de Perec, on succombe au sentiment envahissant qu'il s'agit là de quelque chose de très important, mais sans bien savoir quoi." (p. 272). Encore une fois, on ne peut s'empêcher de penser que soit c'est honnête et le chapitre aurait dû être réorganisé, soit il faudrait sérieusement que le sociologue se (re)mette au travail. A moins que celui-ci n'ait réellement plus rien à nous apprendre ?

Comment parler de la société de Howard Becker, La découverte 2009, 316 pages, 24 €.

lundi 12 juillet 2010

Jeux de l'humanité

S'il n'était sous-titré : "5000 ans d'histoire culturelle des jeux de société" mais plutôt "A travers les collections du musée suisse du jeu", cet ouvrage ne serait pas aussi décevant. Evoquer le jeu ne suffit pas à en faire une histoire culturelle, surtout quand on s'intéresse davantage à l'objet qu'à l'activité. Tranchons une ambiguïté : on en apprend davantage sur les années de parution, les éditeurs, la fabrication, l'origine économique, les brevets d'invention, les procédés d'impression que sur les auteurs de jeu, les écoles de conception, le contexte culturel de leur élaboration, les filiations, l'impact des jeux sur l'éducation, les idéologies qu'ils véhiculent, leur inscription dans le contexte culturel de l'époque, les motivations qu'il induisent, le plaisir qu'ils suscitent.

D'autre part la cible d'un tel ouvrage n'est pas clairement définie. On imagine les visiteurs du musée suisse comme étant d'abord les familles, on est ici dans un propos de spécialistes malgré l'absence de toute note infrapaginale ou de sources précises. Ainsi on peut lire une allusion aux principes de "F. Froebel" sans avoir la moindre précision sur sa théorie du "jardin d'enfants" ni même sur le fait qu'il s'agit d'un important pédagogue allemand. Et ce alors même qu'aucune contribution, à ma connaissance, n'émane d'un universitaire. On a l'impression malheureuse d'en avoir les défauts sans les avantages : si la langue est claire, la plupart des articles n'ont ni introduction, ni problématique, ni conclusion : mention spéciale ainsi à la contribution de Michel Boutin qui semble y avoir collationné quelques unes de ses fiches, énumérant sans fin des éditeurs et des dates, et s'arrêtant ainsi, comme elle a commencé. Tout est descriptif, l'analyse est rare, la synthèse inexistante. Beaucoup de jeux sont cités sans qu'on daigne nous en résumer leur principe, ou même qu'on nous dise pourquoi, cependant que les redites sont courantes : il y a bien quatre ou cinq évocations du Halma, pourtant ce n'est qu'à la dernière que j'ai compris qu'il s'agissait de l'ancêtre des dames chinoises, mais sans arriver à en apprendre davantage sur son fonctionnement.

C'est d'autant plus regrettable que l'iconographie, extraite quasi exclusivement des collections du musée, est magnifique, même si elle n'est pas toujours là ou on l'attendrait : la description du jeu du Senet ou des 20 cases est ainsi incompréhensible. Le manque de didactisme, l'avalanche de dates et de noms dans un livre qu'on souhaiterait familial et rédigé comme une invite au jeu, tout au moins à la visite des collections du musée, est dommageable. On le lit comme un catalogue d'exposition : davantage pour les images que pour le contexte historique trop factuel et rébarbatif. Pour un livre émanant de passionnés, le plaisir semble loin. Un comble.

Jeux de l'humanité édité par Ulrich Schädler, Slatkine 2008, 222 p., 38 €.

dimanche 4 juillet 2010

Histoire des théories de la communication

Quelle approche pour le jeu ? Si celui-ci relève à priori de la sociologie, qui s'intéresse à nos pratiques sociales de joueur, le jeu en tant qu'expression culturelle appartient pleinement aux sciences de la communication qui étudient autant le contenu critique des productions intellectuelles que leur origine, leur message, leur réception et leurs usages. Histoire des théories de la communication tente le pari de faire le tour de la discipline en 120 pages index compris et malgré une troisième édition revue et augmentée. Cette performance, imposée sans doute par le format de la collection, confine à la stupidité puisque pour ce faire l'impression oscille entre le corps 8 et 6 (pour les encadrés) et s'affranchit de toute marge décente pour la prise de note. Ce livre est donc aussi insupportable à lire qu'à annoter, et je le déconseille aux porteurs de lunettes.

Cette déconvenue surmontée, le contenu est plutôt brillant, dans un langage à la fois clair et accessible il livre ainsi en quelques pages l'origine, l'objectif et le contenu de telle approche sociologique, et on appréhende mieux la différenciation opérée dans les années soixante entre la sociologie et la communication. Il est en outre agréable de lire une présentation des différents courants sans parti pris, mettant en avant l'apport de chacun. Du moins jusqu'à la présentation des sciences de la communication proprement dites où le langage devient beaucoup plus verbeux et où l'auteur finit par reconnaître que, finalement, personne ne sait très bien ce qu'il en est : "...La communication est victime d'un trop de communication (Baudrillard). Ce trop de communication a produit l'implosion du sens, la perte du réel, le règne des simulacres. Pour le philosophe italien Gianni Vattimo, la société des médias est loin d'être une société "plus éclairée, plus éduquée, plus consciente de soi". (p. 102) Il en résulte que le champ dans son ensemble éprouve de plus en plus de difficultés à se dégager d'une image instrumentale et à conquérir une véritable légitimité comme objet de recherche à part entière, traité comme tel, avec la prise de distance indissociable d'une démarche critique." (p. 104-105)

Un livre à la hauteur de son sujet : une science qui se cherche encore, autant dans ses objets que dans ses méthodes, donc encore largement à construire avant de pouvoir être complètement interprétée. Mais il faudrait pour cela que cette discipline en gestation, comme son historiographie, fasse le deuil de tout jargon, ce qui permettrait déjà d'y voir plus clair.

Histoire des théories de la communication d'Armand et Michèle Mattelart, La découverte 2004, 123 pages, 9.50 €.