samedi 28 août 2010

Penser la création comme jeu

Voici un livre inattendu sur notre passion, puisqu'il s'agit d'un essai théologique. L'homme a toujours considéré Dieu comme Seigneur, c'est-à-dire maître de la création qu'il offre à l'homme pour qu'il étende sur elle son empire. Penser la céation comme jeu c'est proposer un autre rapport à la foi et au monde, fondé sur la liberté, la joie et l'incertitude, où Dieu est le seul point d'ancrage.

A vrai dire les fondements bibliques de cette thèse sont très minces, puisque la seule mention d'un Dieu qui joue se trouve dans quelques versets des Proverbes. Quant à la patristique et aux théologiens, ils ne sont pas nombreux à avoir commenté ce passage ou traité le thème, et encore seulement de manière sporadique. C'est peut-être en cela que réside la faiblesse d'un essai bien long (près de 400 pages) pour expliquer, parfois assez lourdement faute de sources venant à l'appui de cette thèse, la légitimité de cette vision. En outre, malgré une langue simple, certains thèmes n'intéresseront que les croyants, comme de débattre s'il est possible d'admettre un dieu transcendant si le jeu est immanent. Enfin il est étrange que d'autres passages de la Bible, où le champ lexical du jeu est usité, soient passés sous silence, alors que le mépris dont le terme est empreint aurait mérité d'être commenté.

Plus intéressante est la volonté de replacer la pensée du jeu dans l'histoire de la théologie, y compris en la confrontant à la pensée classique ainsi qu'à la pensée scientiste contemporaine, voire en la rapprochant avec lucidité du spiritualisme. Mais c'est quand François Euvé pointe notre réticence culturelle à accorder au jeu une place dans notre société, que son essai est le plus fécond : "De son côté, le jeu, à bien des égards, relève de la catégorie du beau : il ne cherche à manifester ni le vrai (logique), ni le bien (éthique). Il est pénétré de rythme et d'harmonie, "les plus nobles dons de la faculté de perception esthétique qui aient été accordés à l'homme."" (p. 270) plaidant ainsi plus efficacement pour un rapprochement du jeu et de l'art que bien des ouvrages traitant du sujet. Ces réflexions s'appuient en outre sur une épistémologie originale, qui sort des sentiers battus, la bibliographie de l'ouvrage valant a elle seule le parcours.

Une réflexion intéressante, informée, minutieuse, mais plus académique qu'on aurait pu l'espérer sur un tel sujet. Ou comment la forme aurait gagné à épouser le fond.

Penser la création comme jeu de François Euvé, Cerf 2000, 408 pages, 32 €.

jeudi 12 août 2010

Comparer l'incomparable

Sous un titre provocateur ce petit essai est moins un manuel qu'un pamphlet : les historiens qui ne sont pas des comparatistes sont forcément des nationalistes. Etrange façon d'essayer de convaincre des universitaires d'une autre spécialité en les traitants de fachistes. Mais heureusement les historiens ne sont pas les seules cibles et les comparistes-qui-ne-le-sont-plus (Moses Finley, Jean-Pierre Vernant) sont des traitres, tandis que les hellenistes qui se désintéressent de la question (Jacqueline de Romilly) sont des historiens du dimanche (comprenez des fachistes qui s'ignorent). Marcel Detienne, dans un style d'une pédanterie rare, a donc un mot gentil pour chacun.

Pas une seule seconde il vient à l'idée de l'auteur qu'il n'a peut-être pas compris que les historiens n'ont pas pour but d'expliquer le présent à l'aune du passé, en dépit de ce qu'il affirme, et que leurs méthodes leur interdisent de fait le comparatisme, aussi ne savent-ils pas trop quoi en faire. Un peu comme si on reprochait aux musicologues de ne pas faire de mathématiques ou aux sociologues de ne s'intéresser qu'à la société. Comme quoi on peut être pétri de culture hellénistique et ne pas comprendre la différence entre un historien et un anthropologue, ni imaginer que si l'histoire n'est pas de l'anthropologie, c'est qu'il y a sans doute une raison.

Pire : de la méthode comparatiste qui-n'est-surtout-pas-de-l'analogie-ni-de-la-généralisation on ne saura presque rien, à part qu'elle n'en est pas, et des exemples donnés on ne verra que des confrontations de situations disparates (comprenez des analogies) qui permettent d'extraire des microsystèmes (comprenez une généralisation). Mais heureusement l'auteur n'insiste pas, il risquerait de s'apercevoir qu'en trente ans d'exercice il n'a pu dégager de méthode solide à nous communiquer. En tout cas cela ne l'a visiblement pas empêché d'en faire un livre, ni son éditeur de le rééditer.

Si vous cherchez une réflexion originale sur la façon de penser la culture à travers les époques et les lieux, je vous conseille plutôt Comment penser sur un matériel ethnologique (dans le tome 1 de Vers une écologie de l'esprit) de Gregory Bateson qui, sur un même sujet réussit en dix fois moins pages à en dire dix fois plus, et ce 60 ans avant notre auteur. Même si cela revient à comparer l'incomparable.

Comparer l'incomparable de Marcel Detienne, Seuil 2009, 188 p., 8 €

dimanche 1 août 2010

Jeu et éducation

Sous un titre peu vendeur, se cache sans doute la meilleure analyse sociologique que j'ai lue à ce jour sur le jeu. Comme quoi ce n'est pas forcément quand l'auteur se réclame de cette discipline ou que c'est marqué dessus que c'est forcément intéressant. Si le début pouvait laisser craindre le pire, puisque coup sur coup Gilles Brougère nous explique, citations à l'appui, qu'une définition réduit le réel (la belle affaire), que la vérité existe (ah mince, et ça ressemble à quoi ?) et que définir le jeu est impossible (comprenez  : je n'y suis pas arrivé, donc c'est impossible). Ce qui n'empêche heureusement pas l'auteur de poser en conclusion sa propre définition du jeu, et même de déclarer : "Qui veut produire un discours scientifique doit construire son concept de jeu", comme quoi il a bien fait d'écrire ce livre, même si encore une fois, analyser le jeu à travers les circulaires pédagogiques, comme il le fait sur 200 pages, est plus pertinent après l'avoir défini qu'avant...

Voilà pour les défauts. Passé ce faux départ, G. Brougère prend le parti d'observer le jeu non tel qu'il est pratiqué dans les écoles, mais tel que l'état prétend qu'on l'y pratique, du moins qu'on devrait l'y pratiquer, et ce depuis deux siècles. Ce qui est passionnant c'est que le ministère n'est pas avare de justifications et d'explications : on peut ainsi observer comment il est possible de mettre en place une éducation par le jeu en contradiction avec la théorie qui prétend expliquer celle-ci. Et comment ceux qui sont chargés de l'appliquer défendent un système qu'on leur a vendu mais dont il ne comprennent pas la finalité... qu'ils sont pourtant chargés de développer. Loin de jeter l'opprobre sur la profession d'instituteur, cette analyse éclaire par ricochet l'attitude ambivalente de toute une société face au jeu : "Les jeux de l'enfance reflètent indubitablement les idéaux de la société adulte ; et le jeu est un processus de socialisation qui prépare l'enfant à prendre sa place dans cette société." (Bruner cité par Brougère, p. 254). 

A rebours d'autres ouvrages, Brougère juge peu, bien qu'on devine sa position, ce qui permet pour une fois au lecteur d'y trouver et d'y piocher peut-être plus que l'auteur n'y a mis, tant ses exemples sont riches et pertinents, comme c'est le cas dans cette conclusion du lien entre jeu et éducation, toujours empruntée à Brunner (p. 257) : "Le jeu libre donne à l'enfant une première possibilité absolument déterminante d'avoir le courage de penser, de parler et peut-être d'être vraiment lui-même." Comme quoi la sociologie du discours est parfois plus féconde que celle de l'observation... Ecrit simplement, sans fioriture, citant abondamment ses sources, laissant le lecteur analyser tout en le guidant dans sa propre réflexion, ce livre formateur donne à comprendre plus qu'à juger. Une belle leçon de pédagogie, où le moins vaut le plus. Et un livre essentiel sur le jeu tel qu'on le pense.

Jeu et éducation de Gilles Brougère, L'harmattan 1995, 284 p., 26.50 €.