mercredi 24 novembre 2010

Le jeu : essai de déstructuration

Dans la veine de l'excellent ouvrage de François Pingaud, Le jeu-projet, Jean-Louis Harter propose de décomposer la notion de jeu afin de mieux la cerner. Musicologue, féru de philosophie, son approche est forcément originale et décomplexée. Loin du langage de spécialistes et du jeu théorique, son approche est directe et concrète. Empruntant au mathématicien René Thom sa théorie des catastrophes, il l'applique au phénomène ludique avec beaucoup de pertinence :

"Le désir tend à Halluciner son objet, disait Freud ; Thom radicalisera : le prédateur affamé est sa proie. (...) la fin d'une partie se confond avec une telle catastrophe de prédation : à ce moment l'incertitude se fige, et le joueur gagne - ou perd - soit directement, contre un autre partenaire, soit indirectement, contre certains éléments pertinents de la situation ludique. Bref, le joueur mange ou est mangé, et comme après cela il n'y a plus rien à gagner - ou plus rien à perdre -, il n'y a plus de jeu." (p. 36).

On peut cependant regretter que les intuitions audacieuses de l'auteur côtoient une référence indéfectible aux catégories contestables de Caillois, et que certaines réflexions soient lapidaires. De même plusieurs références à la philosophie de Kant ou de Derrida sont incompréhensibles au non initié, et la fin de l'ouvrage est moins convaincante que ses prémisses. Pourtant, en à peine 150 pages, Harter apporte un regard novateur et partages ses réflexions sur le jeu avec un enthousiasme réjouissant.

Une pensée rafraîchissante, à la fois informée et originale. Un ouvrage chaleureusement recommandé.

Le jeu : essai de déstructuration de Jean-Louis Harter, L'Harmattan 2002, 154 pages, 13.75 €.

jeudi 18 novembre 2010

Le roi des échecs

Première oeuvre de l'écrivain chinois A cheng, cette nouvelle fut un événement à sa sortie en Chine, davantage pour des raisons politiques semble-t-il que littéraires : cette nouvelle prônait le retour aux racines en mettant en avant l'ancienne culture et les vertus du yin et du yang. Le héros est un "fou d'échecs" envoyé en rééducation politique à la campagne pendant la révolution culturelle. Il joue comme il mange, avec passion et voracité, aussi devient-il naturellement l'ami du narrateur, cuisinier et conteur, qui est donc son pendant et son faire-valoir. L'un tout à sa passion, le second en retrait mais qui offrira la consécration au premier.

En dépit du succès rencontré par ce conte, l'écriture est assez maladroite, même si la traduction peut y avoir sa part. Présenté d'entrée de jeu comme un génie des échecs, le héros traverse le récit comme un ovni, l'insistance sur sa façon peu conventionnelle de dévorer et sur son ignorance de tout ce qui ne touche pas aux échecs parachevant son caractère hors norme. Dès lors la compétition finale surprend tant elle est prévisible. Certes on perçoit la volonté de l'auteur de louer une ancienne forme de jeu, perçu comme un art, contre la moderne qui est devenue un métier, de même qu'une certaine philosophie de vie contre un système inique. Mais la progression de la nouvelle est hétéroclite, la fin en apothéose apparaissant curieusement malvenue dans un récit qui prône simplicité et dévouement.

A l'exemple par exemple de cette réflexion du narrateur au fou d'échecs : "Si tu trouves que tout va bien à quoi bon continuer à jouer ? C'est superflu de jouer aux échecs non ?
Il se frotta le visage, tenant sa cigarette en l'air :
_ Je suis un passionné d'échecs. Dès que je joue j'oublie tout. Quand je suis absorbé par une partie je me sens bien. Je peux jouer mentalement, sans échiquier ni pièces. Je ne gêne personne. (...) 
_ C'est bien de pouvoir jouer aux échecs, dis-je en soupirant. Quand on a lu un livre, on ne peut pas toujours le repasser dans sa tête. On a toujours envie d'en lire un nouveau. Les échecs ses mieux , on peut s'amuser à essayer différentes stratégies." (p. 38-39)

C'est sans doute une évidence, mais c'est aussi la clef de la fascination du narrateur pour le joueur, et de la passion dévorante, insatiable, de ceux hantés, comme le fou d'échecs, par le jeu. Celui-ci ne s'arrêtant jamais, chaque partie n'étant qu'une étape vers une degré supérieur de maîtrise. 

Un conte agréable et sans prétention.

Le roi des échecs de A Cheng, in Les trois rois, Editions de l'aube 1994, p. 7-86, 9 €.

mardi 9 novembre 2010

L'empire en jeux

Les ouvrages sur les jeux dans l'empire romain ne sont pas légion, et celui-ci, publié en 1984, fait partie des plus récents. Malheureusement, comme nombre d'ouvrages avant lui, il ne concerne que les ludi, c'est-à-dire les jeu publics et n'aborde pas les jeux privés. D'autre part, bien que publié par le CNRS, il ne comprend aucune bibliographie, aucune information sur l'auteur en quatrième de couverture, et les notes sont reléguées en fin d'ouvrage, ce qui est difficilement admissible pour un ouvrage scientifique. 

Quant à la forme, la langue employée, à la fois jargonnante et relâchée, qui multiplie incises et subordonnées, est à la limite du correct et particulièrement lourde. L'auteur présente tous les travers de l'historien besogneux : le détail occulte la vue d'ensemble, nombre de références à des faits non explicités sont incompréhensibles, les redites, faute de problématique, sont légion, et on ne perçoit aucune progression dans le développement, la conclusion ce contentant d'entériner ce qui a été postulé en introduction. Enfin on cherchera en vain des références aux apports des prédécesseurs, à fortiori la discussion avec eux, et les jeux funéraires sont pratiquement passés sous silence, alors que la reprise de la thèse du sacré comme origine et creuset des jeux publics constitue l'un des axes d'analyse de l'ouvrage.

Mais si on fait abstraction de la syntaxe toute personnelle de l'auteur et de la confusion de sa pensée, certaines réflexions sont dignes d'intérêt : "Les jeux s'imposent donc comme pratiques de persuasion, comme pratique éminemment efficace sur les contradictions en tant que cadres privilégiés de continuité, dans la régularité même de leurs cycles, et comme le meilleur outil susceptible d'assurer le renouvellement des pratiques et des conceptions religieuses sur la base des traditions, qui ne peuvent être raisonnablement conçues comme vides de sens. Tout le rituel, toute la liturgie, tout le fonctionnement des jeux comme pratique efficace dans la reproduction de la communauté s'inscrivent là-contre." (p. 151). Ainsi, à la fois perpétuation des rites originels et refondation de la communauté, les jeux sont le symbole de la transgression tout en réaffirmant le cadre inaltérable de la structure sociale de l'empire. Cette contradiction, inhérente au principe ludique, devient l'instrument de l'édification du peuple romain et l'expression de la romanité même. C'est dire l'importance capitale des jeux dans la société antique. 

C'est sans doute le principal mérite de l'ouvrage que de le souligner et de le démontrer.

L'empire en jeux : espace symbolique et pratique sociale dans le monde romain de Monique Clavel-Lévêque, CNRS éditions 1984, 228 pages, épuisé.