jeudi 31 mars 2011

Le jeu de Pascal à Schiller

Paru la même année que Jouer et philosopher, en 1997, Le jeu de Pascal à Schiller replace la pensée du jeu dans une perspective historique et épistémologique. Affirmant d'emblée qu"'il est facile en première approche de cerner la période de l'histoire où se produit cette mutation et qui doit fixer les bornes de notre étude. Elle a lieu a XVII et XVIIIe siècles et trouve son complet achèvement dans les Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme de Schiller, après lesquelles commence l'histoire contemporaine de la pensée du jeu." (p. 7), on pouvait craindre le pire. En effet, rien de plus commode quand vous êtes un spécialiste du XVIIIe siècle d'affirmer que la période que vous allez étudier est la seule qui en vaille la peine, plutôt que d'avouer que c'est la seule que vous maîtrisez. 

Or l'auteur fait souvent référence dans la suite de son texte à Aristote et saint Thomas d'Aquin qui ne sont pas exactement des penseurs du XVIIIe. Il est vrai que les commentaires de Colas Duflo apparaissent faibles comparés respectivement à ceux postérieurs de Marie-Hélène Gauthier-Muzellec (1998) pour Aristote ou de François Euvé (2001) pour Thomas d'Aquin. Si le texte est accessible et souvent bien écrit, il vaut surtout pour ses nombreuses références à la pensée des Lumières. On regrette en revanche que les textes étudiés ne soient pas systématiquement cités, en particulier la lettre XV de Schiller, alors que le texte rare de Leibniz présenté en fin d'ouvrage n'a qu'une valeur anecdotique. 

Heureusement l'analyse de la pensée philosophique de l'époque, en particulier celle de Kant sur le jeu, est éclairante et vaut le détour : "On voit déjà que ce que le terme de jeu signale ici c'est en vérité une médiation et une circulation. Lors de la rencontre du beau, imagination et entendement se renvoient l'une à l'autre et la conscience du beau n'est pas autre chose que la sensation de l'effet de ce jeu des facultés, qui est aussi sentiment de leur accord réciproque." (p. 85-86). Il est dommage qu'à cette occasion il ne soit pas fait allusion à la division classique du savoir : éthique, logique et... esthétique, qui montre assez que la pensée de Kant est loin d'être en rupture avec la pensée aristotélicienne. L'absence de Montaigne (XVIe) apparaît également surprenante.

Un petit livre qui a le mérite de nous plonger avec simplicité aux racines de la pensée ludique, même s'il le fait de manière parcellaire et lacunaire, et qui traite enfin du plaisir de jouer, ce que l'autre opus de l'auteur avait complètement occulté. Une bonne introduction à la pensée philosophique sur le jeu, simple et bien écrite. 

Le jeu de Pascal à Schiller de Colas Duflo, PUF 1997, 128 pages, 10 €. Lisible gratuitement en ligne sur Google Livres.

samedi 19 mars 2011

Les jeux des animaux

Ouvrage fondateur, publié en allemand en 1896 et traduit en français en 1902, Les jeux des animaux n'est pas un ouvrage d'un biologiste mais d'un psychologue. Convaincu que les animaux ont beaucoup à nous apprendre sur notre propre comportement, il s'intéresse à démontrer que si le jeu naît moins d'un excès d'énergie que d'un commandement de l'instinct, s'inscrivant de ce fait dans la théorie évolutionniste de Darwin. Nécessaire à l'être vivant, l'instinct en revanche ne saurait l'expliquer complètement, et Groos de s'opposer à l'idée que "les animaux n'auraient qu des instincts, mais point de raison, et les hommes la raison mais pas d'instincts." (p. 25).

Le livre étant ancien, il profite du fait que les théories sur le réflexe conditionné de Pavlov n'avaient pas encore discrédité les recherches sur l'intelligence animale, même si l'auteur tente, tant bien que mal, de se garder de tout anthropomorphisme. Inversement il aborde des questionnements qui n'ont plus cours aujourd'hui : par exemple l'auteur se demande si les fourmis jouent, alors qu'il apporte lui-même la réponse à cette question en faisant le lien entre l'enfance et l'apprentissage par le jeu : "Dans ce cas les animaux ne joueraient pas, comme on disait autrefois, parce qu'ils sont jeunes et gais ; il faudrait dire au contraire : les animaux ont une jeunesse pour qu'ils puissent jouer." (p. 68). Fort heureusement l'intelligence de l'auteur fait merveille, et celui-ci choisit avec bonheur les bonnes questions en y apportant des réponses qui, si elles ne sont pas toujours les meilleures, sont tout au moins pertinentes.

Le principal reproche tiendrait plutôt à certains réflexes qui faussent sa méthode. Ainsi, tout en admettant qu'il faut chercher l'explication de l'origine des jeux des hommes dans celui des animaux, l'auteur cherche, avec force contorsions, les jeux des hommes (construction, poupée, imitation...) dans les jeux des animaux. C'est non seulement peine perdue, mais cela prouve qu'il ne questionne jamais le terme de jeu qu'il considère comme évident. Or ses tartines d'exemples, incluant jusqu'aux jeux de cours, démontrent le contraire. Heureusement, à défaut de maîtriser toujours le coeur de son sujet, l'auteur mène avec brio une réflexion sur la pudicité, confirmant ainsi le bien-fondé de la psychologie comportementale et évolutionniste pour décrypter nos comportements sociaux.

Et, bien qu'on ne suive pas davantage l'auteur dans ses conclusions, puisque celui-ci voit le jeu principalement comme "plaisir d'être une cause" et besoin de puissance, il met le doigt sur son explication qui touche à l'être, à l'affirmation de l'identité et au besoin d'équilibre et de maîtrise. Or, on si on tient compte du fait que la thèse de l'excès d'énergie a depuis été remplacée par la théorie de la stimulation interne, on peut dire que Groos n'est pas tombé loin, et a posé les fondements de l'éthologie contemporaine en matière de jeu. 

Un livre intelligent, dont la pertinence est encore appréciable aujourd'hui. Une lecture ludique et recommandée.

Les jeux des animaux de Karl Groos, Felix Alcan 1902, 375 pages, épuisé.

mercredi 9 mars 2011

Pour une critique de la raison ludique

Adaptation d'une thèse de doctorat, l'ouvrage m'a été conseillé par un lecteur de ce blog ; rétrospectivement je dirais par défi ou par malice. En effet, même si le sujet est vaguement celui du jeu chez Nietzsche, je ne pense pas qu'on puisse décemment conseiller un essai qui tient davantage de la masturbation intellectuelle que de la réflexion. Exceptées l'introduction écrite dans un français, certes un peu alambiqué mais lisible, le reste n'est que vacuité ronflante et prétention. Même le philosophe Colas Duflo, qu'on ne peut taxer de béotianisme en la matière, se contente de citer l'introduction, et le théologien François Euvé, qui fait pourtant de l'immanence du jeu et de la création le propos de son livre, l'ignore simplement.

Comment en effet faire la critique d'un ouvrage qui ne dit rien de compréhensible et qui, lorsqu'on fait l'effort de dépioter le peu qu'on nous donne à ronger (le jeu serait une "immanence opératoire", répété à l'envi, et dont je n'ai toujours pas compris la signification), se dégonfle comme un soufflet ? Outre un plan déséquilibré (une partie de 100 pages l'autre de 50), l'auteur se gargarise de son style amphigourique et impossible, au point qu'on reste admiratif qu'il arrive encore à suivre sa propre pensée. Le premier et l'un des seuls exemples arrive page 84, au moment où l'on n'y croit plus. Mais entre temps, l'auteur nous gâte : "La "différance" correspond à la dérive transcendantale du travail des dualités, le dérapage a priori des limites dedans/dehors - mais un dérapage en perpétuelle instance de réorganisation, tel que la transgression ne puisse jamais se dissocier du simulacre de cela même qu'elle transgresse." (p. 45) ou encore : "Il faut plutôt y entendre une invocation à vivre l'esprit (y compris l'intellect) dans sa corporéité pratique inconnue." (p. 63). L'éditeur a-t-il seulement relu ?

Enfin, non content d'être illisible, l'auteur se permet de contredire Eugen Fink qui, s'il est exigeant, dévoile une pensée riche et pertinente, ce dont il ne peut guère se targuer. Pire, il s'agit d'un commentaire de Nietzsche qui réussit la performance d'être plus obscur que la philosophie qu'il est censé éclairer. Pourtant on sait depuis Boileau que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire vous viennent aisément. » Fort heureusement le jeu a encore l'avantage d'être un sujet de passionnés qui nourrit des ouvrages sincères. Celui-ci est tout sauf cela. A fuir. 

Pour une critique de la raison ludique : essai sur la problématique Nietzchéenne de Thierry Lenain, Vrin 1993, 196 pages, 28 €.