mercredi 29 février 2012

[Source] Ma vie


Lorsque Girolamo Cardano entreprend au soir de sa vie, en 1576, d’écrire son autobiographie, il est en proie à la vindicte de l’inquisition et a perdu sa charge à l’université sur la dénonciation de son fils. Il a donc besoin de justifier sa conduite, et lorsqu’il ne peut rien déguiser, faire aveu de faiblesse. En matière de jeu, la réputation de Cardano est telle que même s’il passe sous silence les faits les plus énormes, on devine entre les lignes les extrémités auxquelles l’ont conduite sa passion pour lui : capable de jouer au point de retrouver nu, voire de miser au delà de ce qu’il possède en propre :

« La malchance aux dés qui me fit mettre en gage les bijoux de ma femme et nos meubles. » (ch. 25, p. 94), il peut se commettre dans les pires actes, jusqu’à attenter sous le coup de la colère à la vie d’un des membres du conseil de la ville : « Quand je m’aperçu que les cartes étaient truquées, je tirai mon poignard et le blessai au visage » (ch. 30 p. 107), et abandonner tout pour assouvir sa passion : « J’avais pris l’habitude de me rendre quotidiennement chez Antonio Vimercati, gentilhomme de notre ville, et d’y passer toute la journée à jouer aux échecs. (...) Pour lui c’était un plaisir onéreux, pour moi c’était à la fois un jeu et un profit. Mais par là j’étais tombé si bas que, pendant deux ans et quelques mois, je ne me souciais plus de mon métier ni de mes gains. » (ch. 37, p. 143-144). Ceci avoué l’auteur fait son mea culpa, selon la raison qu’il y était poussé pour oublier ses nombreux malheurs, ayant perdu un fils condamné à mort, le second l’ayant dépouillé et déshonoré, alors même que son disciple préféré est mort dans la fleur de l’âge :

« Il n’est peut-être rien dans ma conduite qui puisse me rendre digne d’éloges, mais, si j’en mérite, ils sont assurément moindres que le blâme que me vaudrait justement, je le sais, mon application immodérée aux échecs et aux dés. Pendant des années j’ai joué à ces jeux – quarante ans pour les échecs – et pas seulement par intervalles, mais, j’ai honte de le dire, chaque jour. Par là j’ai perdu à la fois la considération, mes biens et mon temps. Il ne reste guère de place pour ma défense, si on voulait la prendre, à moins de dire que je n’aimais pas le jeu, mais que j’avais en horreur les circonstances qui me poussaient à jouer : les calomnies, l’injustice, la pauvreté, l’arrogance de certains, le désordre dans la société, le mépris dont je souffrais, ma nature maladive et l’oisiveté imméritée, conséquence de tout le reste. La preuve en est que lorsqu’il me fut possible de remplir un rôle honorable, j’abandonnai celui-là. Ce n’était donc point amour du jeu, ni celui du plaisir, mais haine de mon état et moyen d’y échapper. » (ch. 19, p. 84)

Bien qu’il s’en défende, Girolamo Cardano est possédé par le jeu, il l’a comme l’âme chevillé au corps. Ses dénégations n’y changent rien, car tout en se défendant d’y prendre du plaisir, on a l’impression que le jeu est son oxygène. On le surprend même à en tirer une fierté inavouée : « Mes livres sur les jeux ? Pourquoi un joueur de dés, qui est écrivain, n’écrirait-il pas sur les jeux ? Et peut-être comme on dit, à la griffe on reconnaît le lion. »(ch. 45, p. 208). Obligé de reconnaître l’immoralité et les dangers du jeu, ne serait-ce que parce qu’il en a objectivement pâti, il laisse malgré lui entrevoir derrière le savant un joueur impénitent qui fut sans doute le véritable inspirateur de son Liber des ludo aleae, fondant les recherches sur les probabilités et son legs aux mathématiques, qu’il considérait comme sa récréation..

Ma vie, première autobiographie moderne qui inspira Les confessions de Rousseau, est aussi le premier témoignage littéraire d’un joueur et à travers lui de la fureur de jeux qui s’empara de son époque. Et la preuve que l’homme n’a en cela pas changé : le jeu fut la passion, au sens fort, de G. Cardano qui lui doit, en définitive, la plus grande part de sa postérité.

Un complément intéressant à son essai sur les jeux de hasard.

Ma vie de Girolamo Cardano (1576/1643), Paris, Belin 1991, 285 pages, 24 €.

dimanche 19 février 2012

Cardano : the gambling scholar

Girolamo Cardano (1501-1576) est un savant italien connu surtout pour l’invention à laquelle son nom est attaché : le cardan, c’est-à-dire le principe qui permet à un objet de garder son inclinaison quels que soient les mouvements de son environnement. Mais Jérôme Cardan, de son nom francisé, est surtout un mathématicien qui, s’il se considérait avant tout comme un docteur en médecine, est le fondateur des travaux sur les probabilités.

Certes il ne fut pas le seul, puisque Galilée a rédigé ses Considerazione sopra il giuoco dei dadi (Considérations sur le jeu de dés), dont il ne subsiste que des fragments vers 1600 à l’intention de la noblesse Florentine et Christian Huygens fait paraître ses De ratiociniis in ludo aleae (Calculs dans les jeux de hasard) en 1657, alors que le Liber de ludo aleae (Livre des jeux de hasard) ne paraît qu’avec la première édition complète de ses oeuvres en 1663. Mais la date de rédaction date de 1565 environ, ce qui fait de Cardan le précurseur des recherches sur les probabilités.

Le livre de Oystein Ore replace dans le contexte de l’époque la pensée de Cardan en faisant un usage assez large de ses autres oeuvres et plus particulièrement de son autobiographie (Ma vie). Sans doute l’éclairage le plus pertinent concerne celui des disputes de savants à travers les lettres de ses détracteurs, dont le lecteur actuel aurait de la difficulté à imaginer la violence et les enjeux. Enfin l’auteur commente les théories mathématiques de Cardan à l’aune des connaissances contemporaines sur le sujet. C’est ainsi un témoignage sans prix sur l’élaboration de la pensée scientifique de l’époque qui hésite toujours entre intuition, croyance et fulgurance, et qui aurait sans doute mérité davantage de didactisme.

Mais plus encore, c’est la présence du  Liber de ludo aleae, intégralement traduit, qui est la raison d’être de l’ouvrage, l’étude de O. Ore en constituant avant tout une introduction savante. Si l’on excepte sa valeur de témoignage historique concernant les probabilités, le Livre des jeux de hasard de Cardan vaut essentiellement pour ses réflexions philosophiques sur le jeu qui portent, égrènent et parfois perturbent le raisonnement mathématique. Par exemple :

« Si quelqu’un obtient un lancé tendant plus qu’il ne le devrait dans une direction et moins dans une autre, ou bien celui-ci est simplement toujours conforme à ce qu’il doit être, ou bien, dans le cas d’un jeu de réflexion, il y aura une raison et un fondement à cela, et ce n’est plus un coup du sort ; à moins que les résultats ne divergent à chaque mise pour quelque autre facteur plus ou moins significatif. Il n’y a pas de leçon rationnelle sur l’aléatoire à en tirer, si ce n’est qu’il s’agit forcément de hasard. » (p. 215-216)

Au delà d’une expression sybilline, G. Cardano met l’accent, aussi naïvement que ce soit, sur les limites des rationalisations naissantes. Le hasard, soit la méconnaissance des causes, est forcément irrationnel et indéchiffrable, car dans le cas contraire il ne s’agit plus de hasard. Et ce faisant, Cardano annonce les recherches de la théorie des jeux qui tente de réduire le hasard collectif à la simple somme d’intérêts individuels contradictoires. Toute la problématique philosophique réside donc dans cette tension en hasard perçu et hasard objectif, entre le champ exploratoire des probabilités qui s’intéresse à circonscrire les risques, et celui de la théorie des jeux qui cherche à anticiper les résultats, les ramenant dos à dos : si un dé a 1 chance sur 6 de donner tel résultat, certes lié à la façon dont il va être lancé, le résultat réel reste le fruit du hasard et toute la science n’y peut rien, augurant la victoire du jeu sur les efforts de l’homme à le démystifier, le désenchanter :

« Mais les hommes accoutumés à un travail assidu et journalier, lorsque le mauvais temps les force à l'interrompre, s'amusent à jouer à la paume, aux dés, aux osselets, ou imaginent quelque autre distraction pour occuper leur loisir. » (p. 241). Citant en matière de conclusion le De Oratore (III, 15, 58) de Cicéron, G. Cardano redonne ainsi au jeu sa valeur plaisante et positive, que la recherche de sa solution, au double sens du terme, ne saurait remplacer.
Un essai méconnu, érudit et instructif.

Cardano the gambling Scholar de Oystein Ore, Princeton University Press 1953, 249 pages, épuisé.

mercredi 1 février 2012

Hasard, adresse et chance : la psychologie du pari et du jeu


Ouvrage cité quelques fois par l’épistémologie du jeu, on se demande bien pourquoi. Le constat : « Rien n’est aussi étranger à l’esprit humain que l’idée de hasard. » (p. 33) pourrait être le résumé du livre. Car rien n’est plus étranger à son auteur aussi. Plaidant pour l’introduction d’une notion de hasard subjectif, qui n’est autre qu’un biais cognitif, l’auteur a tellement de difficulté à l’expliquer qu’il finit par citer un homme d’affaire à qui il a présenté sa théorie et qui trouve ça très bien… ça fait au moins une personne. On était pourtant en droit de s’attendre au préalable à une définition rigoureuse des termes, mais l’auteur divague entre hasard, chance, probabilité, pari, jeu, divination, intuition, espoir… nous assénant des tableaux incompréhensibles dont les unités ne sont pas précisées.

Le pire c’est que John Cohen ne s’aperçoit même pas, perdu qu’il est par la complexité de ses expériences, de la vacuité de ses analyses. L’auteur de s’étonner ainsi que ses sujets, contre les mathématiques, préfèrent tirer un billet de loto plusieurs fois qu’une, dans une boîte avec peu de billets plutôt que beaucoup ou encore qu’elles s’accrochent à des superstitions, sans se rendre compte que le prédicat est juste mais son application est incomplète. Ou que la superstition n’est rien d’autre, à défaut de pouvoir s’assurer un choix appuyé par la logique, qu’une tentative de se raccrocher à des séquences de résultats antérieurs positifs. Enfin c’est sans compter qu’à partir de ces expériences incompréhensibles soumises à des enfants de 8 ans et plus, l’auteur est capable de tirer des plans sur la comète, tout au moins sur la maturation des capacités cognitives, alors qu’il ne teste pas d’adultes en comparaison.

Bref c’est si peu rigoureux scientifiquement, et si confus tant dans l’énoncé que dans les résultats, qu’on ne comprend pas comment des éditions scientifiques ont pu faire cas de ces travaux. Reste l’anecdotique, non sans charme, comme par exemple un poème de Villon cité fort à propos, la Ballade du concours de Blois, qui annonce la position de Montaigne sur l’incertitude :

Rien ne m’est sûr que la chose incertaine ;
Obscur, fors ce qui est tout évident ;
Doute ne fais, fors en chose certaine
Science tiens à soudain accident
Je gagne tout et demeure perdant. (p. 9)

Ou encore la consécration de l’espoir, au même titre que la chance, comme anticipation favorable du hasard, à l’inverse de la chance qui est son constat : « Après qu’Alexandre eut distribué des présents magnifiques à ses amis, on lui demanda ce qu’il s’était réservé : « l’espoir », répondit-il. » (p. 167).

Un essai confus dont ne surnage guère que quelques idées originales et bribes d’érudition.

Hasard, adresse et chance : la psychologie du pari et du jeu (1960) de John Cohen, Presses Universitaires de France 1963, 187 pages, épuisé.