mardi 29 mai 2012

La méthode 4. Les idées : leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation


Lorsqu’Edgar Morin rédige en 1986 La connaissance de la connaissance, le volume 3 de la méthode, il considère alors qu’il s’agit du tome ultime qui clôt sa méthode. Ce n’est qu’au début des années 90 qu’il imagine que les idées constituent un axe de réflexion autonome qui mérite son tome, et qu’à ce titre celui-ci devrait se situer avant le 3e tome. Ce fait illustre parfaitement la façon particulière de rédiger d’Edgar Morin qui n’a jamais une idée précise de ce qu’il va écrire. La forme de sa méthode est donc à l’image de la pensée complexe qu’elle construit : un éternel recommencement. C’est le défaut et l’atout de cet essai, au sens originel du terme, qui déroule démarche intellectuelle bien plus qu’elle ne livre un résultat.

Reste qu’à la différence de Montaigne, dont on aurait peine à retrancher un mot d’un texte si épuré, le pensée d’Edgar Morin est pleine de digressions et de culs-de-sac, si bien que les cent premières pages ou l’auteur pose le contexte du problème apparaissent laborieuses par la forme autant que labyrinthiques sur le fond. Puis soudain, lorsque l'auteur attaque le cœur de son sujet, le postulat de la pensée logique par rapport à la pensée complexe, le propos s’illumine. La pensée scientifique, qui repose sur la logique posent ainsi : « Trois principes inséparables constituent le cœur de la logique identitaire :
- Le premier d’entre eux, ou principe d’identité, formulé sus la forme A est A, affirme l’impossibilité que le même existe et n’existe pas en même temps et sous la même relation.
- Le principe de contradiction (c’est-à-dire de non contradiction) affirme l’impossibilité qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas à un même sujet, en même temps et sous la même relation : A ne peut-être à la fois B et non B.
- Le principe du tiers exclu affirme, sur la base que toute proposition dotée de signification est vraie ou fausse, qu’entre deux propositions contradictoires une seule peut être retenue comme vraie : A est ou B ou non-B. » (p. 257)

Ce faisant il définit en creux ce qu’est la pensée complexe : dialogique puisqu’elle admet le paradoxe en cherchant à le dépasser et non à le résoudre, récursive en ce que « les produits et effets générés par un processus récursif sont en même temps co-générateurs et co-causateurs de ce processus. » (p. 123) et auto-éco-organisée en ce que, en tant que système auto-entretenu, la pensée complexe se nourrit de la contradiction qui la délimite, et inversement. Cependant, et c’est symptomatique du système d’écriture d’Edgard Morin, ce n’est pas tout à fait ce qui est écrit puisque, avant de présenter la pensée linéaire académique, l’auteur décrit la pensée complexe, page 122, comme hologrammatique, c’est-à-dire que son tout est contenu dans sa partie autant que réciproquement. Pourtant, lorsqu’Edgar Morin décrit la logique scientifique, il est obligé de susciter la pensée dialogique, qui n’était pourtant pas présentée comme l’un des fondements de la pensée complexe. La pensée hologrammatique est également difficilement détachable du principe récursif, qui fait de la fin un début et réciproquement, voire de l’auto-éco-organisation qui  fait de la contradiction l’élément moteur du tout, donc sa partie. Mais ces connexions évidentes entre les parties sont présentées comme des caractéristiques distinctes par Morin, qui semble tenir à leur trilogie, en permutant souvent leur identité au gré de la démonstration.

S’il est peut pertinent de juger la pensée complexe sur ses résultats, puisqu’elle revendique de n’en avoir pas, celle-ci apparaît particulièrement stimulante quand on la rapproche du jeu. Ce que fait incidemment Edgar Morin en préambule de sa conclusion en citant Héraclite : « Jeux d’enfants, les pensers des hommes » (p. 359). Car le jeu, qui décrit une lutte donc une opposition entre au moins deux termes,  ne décrit qu’une partie – le vocabulaire ne pouvait être plus éloquent – qui perdure tant que toute opposition, devrions nous dire contradiction n’est pas vaine, dont l’enjeu s’anéantit sitôt que la lutte cesse, posant les bases de son recommencement. Stimulant.

La méthode 4. Les idées : leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation d’Edgar Morin, Seuil 1991, 396 pages, 9 €.

samedi 19 mai 2012

Pédagogie du jeu : jouer pour apprendre


« Ecrire sur le jeu, c’est philosophique. Ecrire un livre pour expliquer le jeu, c’est paradoxal ! Jusqu’à présent, nous n’avons pu trouver aucun livre sur le jeu qui soit conforme aux caractéristiques du jeu, c’est-à-dire qui soit divertissant et amusant à lire, comme il peut être amusant de jouer. » (p. 5) Commencer ainsi un ouvrage analytique est pour le moins téméraire, même si cette perspective vaut d’être posée. La canadienne Nicole de Grandmont ne fait pas peser le suspens longtemps : elle ne prétend pas faire mieux mais autrement. En résumé : cet essai à l’intention des pédagogues brosse très rapidement les caractéristiques et l’histoire du jeu avant de se concentrer sur son usage pédagogique.

A défaut d’épouser la forme du jeu, l’étude se fait pédagogique et produit systématiquement en fin de chapitre une fiche récapitulative et didactique. Si l’idée est intéressante, la forme retenue est infantilisante, voire contestable : des listes de notions non hiérarchisées qui donnent à penser que leur articulation n’est pas claire pour l’auteur. Si rendre un ouvrage sur le jeu accessible à tout un chacun est légitime, le risque de la vulgarisation est la simplification à outrance, surtout si l’auteur manque de maîtrise et de rigueur. Faire du jouet un intermédiaire entre le jeu ludique et le jeu éducatif (p. 30) est contestable puisqu’un jouet est potentiellement une infinité de jeux dont il se trouve donc à l’origine.

Pire, l’auteur, tout en  prétendant redonner au plaisir sa place primordiale, ne semble manifestement pas appréhender sa fonction : « le plaisir se voit quelquefois relayé au second rang des émotions, après la joie, le contentement, le bonheur, quand il n’est pas seulement remplacé par ceux-ci. Pourtant le plaisir est une notion fortement associée aux tendances élémentaires et fondamentales de l’humain, tandis que les autres formes d’émotions sont des synonymes davantage associés aux sentiments et aux sensations. » (p. 49). Le plaisir ne peut être relégué par les émotions puisque les émotions ne sont qu’une intensité de plaisir (positif ou négatif, dans le cas du déplaisir) et en constituent donc sa manifestation, d’autant que le bonheur n’est pas une émotion mais un état d’esprit, que les sensations sont aux origines des émotions, ou encore que les sentiments sont des émotions dirigées, en interaction.

L’étude de Nicole de Grandmont n’en est pas moins intéressante lorsqu’elle aborde sa spécialité, la pédagogie du jeu. Qu’elle cite C. G. J. Pulles sur le rôle thérapeutique du jeu chez l’enfant : « parce que le jeu est un moyen privilégié pour observer l’enfant, parce qu’il est pour l’enfant le meilleur moyen d’extériorisation et d’expression. Si l’adulte peut révéler ses pensées et ses expériences intérieures par la parole, s’il peut exposer ses difficultés et ses problèmes dans la conversation, cela est impossible à l’enfant. » (p. 63) ou, plus encore, qu’elle établisse une distinction fine entre jeu ludique, base des apprentissages de savoir-être (bien que l’auteur n’emploie jamais le mot), jeu éducatif qui met en œuvre des apprentissages, et jeu pédagogique qui permet de transformer les appris en acquis, et de minimiser ainsi la période de latence, l’auteur apporte sa pierre à l’appréhension pédagogique du jeu. De même lorsque l’auteur décompose la pédagogie du jeu en pédagogie de l’indirect (apprentissage par détour) et de la non intervention (initiative et autonomisation), bien que l’on en reste au stade de la définition, très peu de cadres étant donnés pour passer à sa mise en œuvre.

Un livre simpliste mais qui a les atouts de ses défauts, à savoir de constituer une introduction  accessible au jeu en tant que support d’apprentissage, et plus encore en érigeant le ludique comme un cadre de pensée de la pédagogie, et pas seulement l’inverse.

Pédagogie du jeu : jouer pour apprendre (1989) de Nicole de Grandmont, De Boeck 1997, 112 pages, épuisé.

mercredi 9 mai 2012

Le jeu

La statistique vaut ce qu’elle vaut mais intuitivement je dirais que, proportionnellement, les ouvrages anciens sont souvent meilleurs que les récents. On publiait moins et on se montrait donc plus exigeant, les auteurs ayant à cœur d’ajouter leur pierre au socle des connaissances communes. Cependant, parfois,  on constate à l’inverse le saut à la fois qualitatif et scientifique qu’il existe entre les ouvrages de soi-disant érudits du passé, et les exigences contemporaines en la matière. L’ouvrage d’Alan Wykes est le parfait représentant de cette seconde catégorie.

Intitulé le jeu, cet ouvrage traite des jeux, et plus particulièrement des jeux d’argent. A la manière d’une académie, liste indigeste de règles, Le jeu en recense le plus possible de représentants dont l’auteur nous livre les particularités, noyées dans des océans de chiffres sur le nombre de joueurs, de clubs, les primes, les gains exceptionnels, le tout parsemé d’anecdotes rocambolesques. La valeur informative semble ravalée au second plan, derrière le divertissement, si bien que le sujet apparaît trivial, sinon méprisable. Alors même que l’auteur ouvre sa réflexion par une synthèse mythologique et historique, seul le croquignol semble digne d’intérêt.

La réflexion dépasse rarement l’évidence, et l’absence de notes infrapaginales ou même de bibliographie laisse planer un doute sur le fondement scientifique de ce qui est rapporté. Par exemple l’auteur analyse, à la suite d’une anecdote mythologique autour du jeu : « De ce récit on peut conclure que le jeu existait bien avant l’an 3000 avant Jésus-Christ, époque approximative où la pyramide de Chéops fut construite. » (p. 30) Depuis quand peut-on interpréter les mythes de façon littérale et historique ? Comment peut-on imaginer que le jeu fut « inventé », puisque les animaux s’y livrent ? Ailleurs on peut lire : « Bien qu’il soit naturel aux enfants de s’amuser, l’instinct du jeu d’argent s’acquiert probablement en imitant les adultes. » (P. 26) Sans preuve aucune l’auteur vient ainsi d’affirmer que quiconque joue enfant à la poupée, deviendra, une fois adulte, un joueur compulsif…  Rien ne vaut le bon sens et l’évidence pour établir un raisonnement scientifique, puisqu’ils dispensent tous deux d’argumenter.

Plus loin Alan Wykes, avec l’intuition pour toute méthode, détaille la liste des motivations qui poussent à jouer : « Le désir de prouver sa supériorité sur les forces du hasard. Pour ce mobile, je pense que les femmes l’emportent sur l’homme. Etant elles-mêmes des créatures capricieuses, elles peuvent se laisser fasciner par les caprices du hasard, et éprouver une sorte de jouissance à les combattre. (Ce n’est pas un hasard si on représente la fortune comme une déesse). Bien sûr certaines femmes ignorent que les calculs des probabilités ne se soucient pas du sexe du joueur. Leur fantaisie est dépourvue de logique. » (p. 22). Une telle assertion, qui viendrait détendre une lecture un peu ingrate dans un livre du XVIIe, consterne dans un essai de 1964. Pire, c’est un discrédit pour le reste de l’ouvrage. L’auteur ne faisant aucune différence entre ses élucubrations et ce qu’il tient de source vérifiée.

Demeure cependant quelque très rare réflexion, qui, pour personnelle qu’elle soit, propose enfin une vision pertinente et originale du jeu : « Jouer est une façon d’acheter de l’espoir à crédit. Nous sommes tous esclaves de l’administration qui délivre ces cartes de crédit. Pour nous rendre compte de la plénitude de notre esclavage, rappelons-nous seulement  que chacun de nous doit son existence à la jonction hasardeuse de deux petits organismes féconds ; et que d’une disposition de chromosomes, gènes et hormones, apparemment due au hasard, dépendant de notre sexe, notre aspect et notre caractère. Nous vivons, c’est-à-dire que nous nous hâtons vers une mort, dont le mode et la date dépendant entièrement du hasard. Durant cette course à la tombe, nous ne cessons jamais de jouer, car nous ne pouvons connaître le résultat de chacune des nombreuses décisions que nous à prendre quotidiennement ; nous ne pouvons qu’espérer ‘‘avoir fait pour le mieux’’. » (p. 8) Dommage que celle-ci vienne en début d’ouvrage, berçant d’illusions le lecteur sur la qualité des informations à venir.

Une étude journalistique, dans le mauvais sens du terme, voire autistique puisqu’elle fait aucune place à l’épistémologie contemporaine de Huizinga ou Fink (alors qu’elle cite Caillois), éveille tant la suspicion qu’elle est de fait inexploitable.

Le jeu (1964) d’Alan Wykes, Tallandier 1966, 351 pages, épuisé.