mercredi 19 septembre 2012

Du jeu idéal

Logique du sens est logiquement un essai ou Gilles Deleuze pose la question du sens, donc du non sens, donc du paradoxe, donc de l’humour, donc du jeu. Dans le chapitre intitulé « du jeu idéal », dans la dixième série, le philosophe propose la création d’une théorie du jeu, ce qui en 1969 est pour le moins novateur : « Nos jeux connus répondent à un certain nombre de principes, qui peuvent faire l’objet d’une théorie. Cette théorie convient aussi bien aux jeux d’adresse que de hasard ; seule la nature des règles diffère. 1°) Il faut de toutes façons qu’un ensemble de règles préexiste à l’exercice du jeu et, si l’on joue, prennent une valeur catégorique ; 2°) ces règles déterminent des hypothèses qui divisent le hasard, hypothèses de perte ou de gain (ce qui se passe si…) ; 3°) ces hypothèses organisent l’exercice du jeu sur une pluralité de coups, réellement et numériquement distincts, chacun opérant une distribution fixe qui tombe sous tel ou tel cas (même quand on joue en un coup, ce coup ne vaut que par la distribution fixe qu’il opère et par sa particularité numérique) ; 4°) les conséquences de coups se rangent dans l’alternative « victoire ou défaite ». Les caractères des jeux normaux sont donc les règles catégoriques préexistantes, les hypothèses distribuantes, les distributions fixes et numériquement distinctes, les résultats conséquents. » (p. 74).

En résumé, un jeu est fait de règles constitutives qui ont valeur de loi par la convention commune des joueurs. La potentialité des coups composent des chances de gain et des risques de pertes, mais qui ne s’organisent qu’en fonction de la stratégie poursuivie par le joueur. Ces alternatives contiennent en elles les possibilités de coups à venir dont les conditions de gain et de pertes dépendent de leur place dans la chaîne causale. Les conséquences de cette somme de coups déterminent enfin la victoire ou la défaite. On retrouve ainsi dans cette théorie ludologique en quatre points un découpage comparable au schéma narratif canonique de Greimas qui leur fait correspondre, pour la première étape, à la manipulation conditionnelle ; pour la seconde, à la compétence qui détermine la pertinence de l’hypothèse retenue ; pour la troisième, la performance qui est le résultat de la somme des validités des coups engagés ; et enfin la sanction qui départage victoire et défaite. Mais cette théorie n’est pour Gilles Deleuze que l’occasion de s’en départir pour en proposer une autre, qui définisse cette fois le jeu idéal :

« Il faut imaginer d’autres principes, même inapplicables en apparence, où le jeu devient pur. 1°) Il n’y a pas de règles préexistantes, chaque coup invente ses règles, il porte sur sa propre règle. 2°) Loin de diviser le hasard en un nombre de coups réellement distincts, l’ensemble des coups affirme tout le hasard, et ne cesse de le ramifier sur chaque coup. 3°) Les coups ne sont donc pas réellement, numériquement distincts, mais tous sont les formes qualitatives d’un seul et même lancer, ontologiquement un. Chaque coup est lui-même une série, mais dans un temps plus petit que le minimum de temps continu pensable ; à ce minimum sériel correspond une distribution de singularités. Chaque coup émet des points singuliers, les points sur les dés. Mais l’ensemble des coups est compris dans le points aléatoire, unique lancer qui ne cesse de se déplacer à travers toutes les séries, dans un temps plus grand que le maximum de temps continu pensable. (…) 4°) Un tel jeu sans règles, sans vainqueurs ni vaincus, sans responsabilité, jeu de l’innocence et course à la Caucus où l’adresse et le hasard ne se distinguent plus, semble n’avoir aucune réalité. D’ailleurs il n’amuserait personne. » (p. 75-76).

Loin d’être absurde, cette proposition rejoint celle de Pierre Bourdieu qui fait des règles la conséquence et l’intersection des stratégies des différents joueurs. De même, comme l’a déclaré Stéphane Mallarmé : « un coup de dé jamais n’abolira le hasard », c’est-à-dire que le résultat d’un coup, loin de fixer l’aléa, le consacre au contraire à la fois en le rendant tangible, puisqu’il exprime toutes les possibilités laissées pour compte, et plus encore en générant de nouvelles possibilités et donc toujours plus d’aléatoire. Un coup n’est qu’un découpage conceptuel et, en même temps, une étape du coup ultime de la partie qui permet de l’emporter mais qui ne serait rien sans les précédents. En outre un jeu sans vainqueur ni vaincu n’est finalement qu’un jeu découpé en manches dont chacune n’est que la partie parmi d’autres d’un jeu qui les contient toutes. Quant à l’impossibilité de distinguer le hasard de l’adresse, c’est par exemple le cas des jeux de bluff. Même si Gilles Deleuze souhaite par cet oxymore, montrer le non-sens d’un jeu idéal qui n’amuse pas,  celui présenté est profondément ludique par le paradoxe même qui le constitue.

Une réflexion intéressante bien qu’inaboutie, en tout cas si on supporte la langue de Gilles Deleuze, gangrénée par les jeux de mots et les aphorismes qui rendent sa pensée difficile à suivre, voire contradictoire. Mais n’est-ce pas finalement sa logique du sens ?

Du jeu idéal in Logique du sens de Gilles Deleuze, Les éditions de Minuit 1969, p. 74-82, 19.25 €

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