jeudi 29 novembre 2012

M.C. Escher : l’œuvre graphique

« Celui qui dès son enfance s’adonne passionnément à la technique graphique atteint un jour le stade où il considère la totale maîtrise de son métier comme un idéal. La recherche de perfection lui demande tellement de temps et de concentration qu’il soumet le choix du sujet au désir d’explorer une facette de sa technique. Il est vrai qu’acquérir un savoir-faire manuel, explorer les propriétés des matériaux à notre disposition, ainsi qu’apprendre à nous servir des outils dont nous disposons – et en premier lieu de nos propres mains ! – avec efficacité et maîtrise, tout ceci constitue une source de grande satisfaction. Je me trouvais moi-même dans cet état d’illusion des sens pendant des années ; puis vint le jour où j’eus une révélation. Je m’aperçus que la maîtrise de la technique n’était plus mon but car un autre désir me prenait, désir qui m’était jusqu’à lors demeuré inconnu. Il me venait  à l’esprit des idées qui n’avaient rien à voir avec le métier de graveur, des idées qui me fascinaient tellement que j’éprouvais un fort désir de les communiquer. Il était impossible de les exprimer en paroles, elles n’appartenaient pas au domaine littéraire mais au figuratif et elles seraient compréhensible seulement sous une forme visuelle. » (p. 5)

Ce qui rend L’œuvre graphique unique est qu’il s’agit d’un recueil d’œuvres de M. C. Escher présenté et commenté par l’auteur. En introduction, celui-ci s’excuse d’avoir à le faire lui-même, mais il n’a, dit-il, trouvé personne qui perçoive son travail comme lui. Cette force est en même temps la faiblesse de l’ouvrage : si l’auteur explique parfaitement la genèse de l’œuvre, il est clair que le résultat dépasse largement l’intention et la technique qui en sont à l’origine, faisant accéder cet artisanat pointilleux et exigeant au rang d’art. Si l’obsession visuelle semble dicter les thèmes de son œuvre, le résultat va bien au-delà en nous confrontant à nos propres limites : M. C. Escher sait représenter l’inimaginable. Son œuvre dépasse donc l’illusion (in-lusio = pris au jeu) optique et nous interroge sur la réalité et la fiction (ce qui est vrai est ce que je vois ou ce qui est dessiné ?), notre perception et la maîtrise de nos sens (pourquoi suis-je incapable de voir le dessin tel qu’il est ?), la représentation et imagination (comment le graveur parvient-il à représenter l’inexprimable ?)… Autant de caractéristiques qui nous empêchent d’embrasser d’un seul regard les œuvres présentées et qui nous conduisent à parcourir sans fin ces œuvres qui ne peuvent s’épuiser ni par la contemplation de leurs détails, puisque l’ensemble nous échappe alors, ni en nous pénétrant de l’ensemble puisque l’illusion empêche d’en percevoir simultanément le subterfuge. Plus encore, sitôt que nous en avons compris la mécanique de ce dernier, notre esprit est incapable de se plier à la raison et continue de plus belle à se bercer d’illusion.

Né dans l’effort et la recherche d’une performance perceptive, cet art que son auteur confie être « à la fois le plus beau et le plus laid » (2e de couverture), puisqu’il tend vers l’impossible tout en reposant sur la technique pure, engendre la tension ludique. Et c’est sans doute dans le procédé de trompe l’œil qu’elle réside : nous promenant sans cesse de la représentation au trait, de la perception à la raison, de l’illusion à sa mécanique, nous sommes comme un chien qui poursuit sa queue ou Sisyphe qui pousse son rocher : condamnés à échouer immanquablement. Et malgré nous, une dernière fois, nous jouons ce jeu inépuisable où, fascinés par notre propre impuissance à embrasser la représentation dans son ensemble, nous  admirons derrière elle l’art qui est au-delà de la technique et des limites de notre perception. Ainsi, à l’instar d’un jeu, l’art d’Escher illusionne tout en soulignant qu’il n’est qu’artifice, ce qui nous pousse, comme au bonneteau, à rejouer sans cesse avec lui une partie perdue d’avance contre laquelle, fascinés, nous voulons prendre notre revanche. Et, sans cesse vaincus, alors que nous connaissons par avance la stratégie de l’adversaire, nous admirons secrètement notre vainqueur implacable : l’Art. Et Maurits Cornelis Escher de confier : « Seul le plaisir du jeu difficile, dénué d’arrière-pensées symboliques, a justifié leur création. » (p. 11).

Sur ce blog, deux ouvrages sur l’œuvre de M. C. Escher ont déjà été commentés, Lemonde de M. C. Escher et M. C. EscherPop-up,  ainsi que l’une de ses œuvres : Métamorphose III.

L’œuvre graphique [1959] de Maurits Cornelis Escher, Taschen 2001, 92 pages, 7.99 €.

lundi 19 novembre 2012

Mieux vivre en maîtrisant votre énergie psychique

Dans son précédent opus, Vivre : la psychologie du bonheur [Flow], Mihaly Csikszentmihalyi détaille ce qu’est l’expérience optimale et la méthode ESM (Experience Sampling Method) qui consiste à la traquer son bien être en l'évaluant sur une échelle de 1 à 10 de manière aléatoire tout au long de la journée. Le nouvel opus se concentre davantage sur la façon de maximiser les expériences optimales tout au long de sa vie : « Linus Pauling, deux fois lauréat du prix Nobel, interrogé alors qu’il avait quatre-vingt huit ans : ‘‘je ne crois pas m’être assis un jour en me demandant ce que j’allais faire de ma vie, je me suis contenté de continuer à faire ce que j’aimais’’. » (p. 82-83) L’auteur poursuit en citant un lauréat d’un prix de littérature cette fois pour décrire précisément quand se produit l’expérience flux : « Mark Strand, ancien lauréat d’u prix national de poésie, décrit précisément le flux quand il parle de l’écriture : « Vous êtes plongé dans votre travail, vous perdez la notion du temps, vous êtes complètement pris par ce que vous faites, captivé […] quand vous commencez quelque chose et que tout se passe bien, vous avez l’impression qu’il n’y a pas d’autre manière de dire ce que vous dites. » (p. 83)

Dans la recherche d’une vie intense le rapport avec le jeu est davantage mis en valeur que dans l’opus précédent  puisque l’expérience proximale est conditionnée avant tout par la recherche du plaisir : « Il faut donc pratiquer une activité par plaisir et en se fixant comme but, non un quelconque résultat, mais le contrôle à acquérir sur son attention. » (p. 164). Le jeu est idéal dans la recherche du plaisir car il fixe clairement l’enjeu et le moyen de se l’approprier : « Le flux a tendance à se produire lorsque la personne se trouve face à un ensemble d’objectifs clairs qui nécessitent des réactions appropriées. Il est facile d’entrer dans le flux en jouant à des jeux comme les échecs, le tennis ou le poker parce qu’ils ont un but et des règles qui permettent au joueur de savoir quoi faire, et comment procéder. Tant que dure la partie les joueurs sont dans un univers à part ou tout est noir ou blanc. » (p. 44-45). Mais on aurait tort de croire que l’auteur recommande le jeu comme solution à une vie heureuse, c’est seulement en désespoir de cause que celui-ci peut se révéler satisfaisant : « Les exemples historiques montrent donc qu’une société commence à dépendre fortement des loisirs – notamment des loisirs passifs – lorsqu’elle est devenue incapable d’offrir à ses membres des occupations productives signifiantes. Donner « du pain et des jeux » est donc un dernier recours pour retarder momentanément la dissolution du corps social. » (p. 93).

Le principal reproche qui a été fait à Mieux vivre [finding flow] est d’être seulement une reformulation du premier opus. Pire, alors que l’auteur se targuait d’assoir sa démonstration sur des milliers de sondage effectués par la méthode ESM, il réutilise plusieurs des principaux exemples de son précédent ouvrage : l’ouvrier qui sait faire fonctionner toutes les machine de son entreprise, l’ouvrier qui sait monter une camera plus vite que son ombre, l’exemple de Linus Pauling, etc. Au point que l’on se demande dans se livre qui doit beaucoup au bon sens si l’auteur ne disserte pas d’abord à partir de ce qui sert son propos plutôt que de données chiffrées rigoureuses. Ainsi quand il produit le seul schéma de son ouvrage, emprunté à une étude qu’il a supervisée sur l’expérience optimale tirée de la vie quotidienne, il fait un oubli de taille : la frustration, absente de son schéma. De même, tout en faisant allusion à Abraham Maslow, fondateur de la psychologie positive dont il se réclame,  il semble éviter tout rapprochement avec sa pyramide… Les craintes qu’on avait émises sur la confusion entre intensité de la vie et bonheur semblent malheureusement en grande partie se vérifier :  « Ce n’est qu’après avoir accompli une tache que nous avons le loisir de revenir sur ce qui s’est passé, et nous sommes alors envahis par un sentiment de gratitude extraordinaire pour la qualité de ce qui vient d’être vécu –  ensuite seulement, rétrospectivement, nous sommes heureux. Mais on peut-être heureux sans connaître l’expérience-flux. Le bonheur peut provenir de plaisirs passifs, repos du corps, chaleur du soleil, relation paisible. » (p. 48). C’est la seule concession que Mihaly Csikszentmihalyi fait une possible distinction, employant le mot bonheur à tout bout de champ.

Le schéma (p. 47) que nous avons évoqué fera certes le bonheur des rational designers, mais si l’essai est plaisant à lire, comme l’était le premier, on est bien en peine d’y trouver une démonstration des évidences que l’auteur enfile comme des perles. Et dans évidence, il y a vide. Il est dommage que sur une thématique aussi riche le second opus ressemble à un résumé du premier, alors que nombre d’approfondissements et de rapprochements avec d’autres modèles psychologiques auraient mérité d’être envisagés. A l’image de l’étude antérieure d’Abraham Maslow, on reste toujours sur la désagréable impression que l’auteur a mis le doigt sur quelque chose de si essentiel qu’il est incapable d’en énoncer plus que l’évidence, à fortiori d’exploiter le changement de paradigme qu’implique sa découverte. Et inapte à positionner l’expérience optimale par rapport au bonheur, il se retrouve, par exemple, désemparé en constatant qu’on peut vivre l’expérience optimale en faisant le mal, ce qui va à l’encontre des idées, le conduisant à supputer alors que celle-ci ne saurait être aussi optimale que lorsqu’on fait le bien (ouf !).

Un livre essentiel sur la notion de plaisir – mais en cela pas plus ni moins que Vivre [Flow] – dont l’exploitation des conséquences reste encore largement à découvrir.

Mieux vivre en maîtrisant votre énergie psychique [1997] de Mihaly Csikszentmihalyi, Pocket 2005.

vendredi 9 novembre 2012

Histoire du hasard en Occident

Les essais sur le hasard, comme le note Jean-Marie Lhôte en introduction, sont suffisamment rares pour que celui d’un ludologue retienne l’attention. Or, bien que l’objectif d’une histoire ne soit pas de disserter sur le concept de hasard, on peut s’attendre à ce que l’évolution de sa conception à travers les âges en constitue la matière principale. Pourtant dès l’introduction, la grille de lecture appliquée est celle des différentes acceptions de la définition du dictionnaire : le hasard comme cas fortuit ou risque (casus), le hasard comme volonté divine (fortuna), le hasard comme chance (alea) et le hasard comme sort aveugle (fors). (p. 9). Ce découpage quaternaire est ensuite appliqué à la chronologie qui débute dans l’Antiquité avec l’homme hasardeux, se poursuit avec l’homme de destin au Moyen Âge, l’homme improbable à partir de la Renaissance pour donner naissance à l’homme téméraire contemporain. Cette vision téléologique du hasard, qui évoluerait au fil du temps, s’appuie essentiellement sur des exemples que l’auteur se plaît à faire rentrer, avec plus ou moins de bonheur, dans ses catégories au travers d’innombrables exemples tirés de sa culture personnelle.

Or, au fil des pages, on reste perplexe devant la méthode utilisée : en quoi multiplier les exemples de hasard nous renseigne sur lui ? N’était-ce pas évident dès le départ que le hasard serait partout et n’appartiendrait à aucune époque ? Plutôt que de tenter d’appliquer, comme le fit Caillois en son temps, une grille de lecture à la nature du hasard, n’aurait-il pas été plus pertinent de s’interroger sur sa fonction ? Si bien qu’en plus de 200 pages, on constate certes la richesse du sujet, mais on n’apprend que peu de choses sur lui. Jean-Marie Lhôte est parti du principe que le hasard existait, sans se demander si ce n’était pas d’abord nous qui lui donnions une réalité, par l’ignorance de ses causes qui n’en feraient qu’une conséquence. Or qu’on le considère comme risque ou comme chance, au service d’une volonté supérieure ou désespérément aveugle, sa nature est une et ne dépend que du regard que l’on pose sur lui. Tout simplement parce qu’il n’est autre que le regard humain qui l’isole en tant qu’événement incompréhensible (donc fortuit) au sein d’une myriade d’événements découlant les uns des autres.

Ce constat Jean-Marie Lhôte ne le fait malheureusement pas, si bien que ses exemples qui font du hasard l’un des sens et des moteurs de l’histoire apparaissent comme borgnes et vains. Le hasard est partout où l’on veut bien le voir, donc nulle part en particulier. Pourtant, selon la classification proposée, il y avait matière à faire de ce regard la condition même de l’existence humaine : celle du choix dont le ludologue sait toute l’importance dans le jeu. Car sans incertitude pas de risque, donc pas plus de fatalité que de chance, encore moins de témérité. Or, quand bien même l’homme ne serait né qu’avec une chance sur mille milliards d’exister, et que ses décisions seraient dictées à 99% par l’instinct de survie, il reste un interstice qui fait de lui un être humain : sa liberté, et cette liberté est celle de choisir, de saisir sa chance, en un mot : de jouer.

On regrettera que le style de l’auteur, d’habitude si lyrique, n’ait pas produit ces beaux passages dont il a le secret. Alors on se consolera avec ce mot de la fin que l’on doit à Stéphane Mallarmé : « Jamais un coup de dé n’abolira le hasard. » En effet, toute partie n’est, comme son nom l’indique, que l’exploration d’une configuration particulière de la constellation du jeu dans l’univers de tous les jeux possibles, bref une infime partie du grand jeu existentiel et de notre créativité. Et c’est rétrospectivement au regard de celle-ci que nous donnons à cet infini de possibilités ludiques le nom de hasard, condition de tout choix, donc de notre identité d’humain autant que de joueur : d’homo ludens.

Histoire du hasard en Occident de Jean-Marie Lhôte, Berg International, 244 pages, 19 €.