mardi 19 mars 2013

Anthropologie de la communication : de la théorie au terrain

L’intérêt d’examiner le jeu du point de vue de la communication tient en une caractéristique majeure commune : l’interaction, comme Yves Winkin le résume bien : « En voyant dans chaque interaction un rituel de célébration de la société toute entière, Goffman a proposé un passage du micro au macro, qui ne réduisait pas celui-ci à celui-là. La communication envisagée comme performance de la culture accomplit le même trajet, mais, en outre, me semble-t-il, autorise le passage en sens inverse, du macro au micro, par le fait qu’elle agit comme un processus permanent de renforcement des normes sociales. L’interaction accomplit l’institution, tandis que l’institution permet à l’interaction de s’accomplir. La communication consiste en cette double performance. » (p. 124-125). Le jeu réalise la société qui l’a conçu en faisant jouer la potentialité offerte par la transgression fictive des règles sociales par la règle ludique : une expérience de l’ordre social par sa catharsis en quelque sorte. Ce rapprochement du jeu et du social, déjà initié par Erving Goffman dans Les rites d’interaction et Les cadres de l’expérience, est si profond que l’auteur file la métaphore par deux fois.

La première, à la manière de Donald Winnicott, en parlant du jeu comme d'un espace transitionnel entre l’intérieur et l’extérieur  d’un espace, que l’auteur invite ses étudiant à explorer : « Il y a souvent un ‘‘jeu’’ entre les deux espaces. Essayant de le dessiner, vous allez porter votre regard jusque-là. Et la question des pourtours va vous apparaître comme une question qui mérite d’être posée. » (p. 141). Aussitôt c’est le problème des frontières, et de la compréhension que leur existence pose, correspondance dont l’auteur semble s’affranchir aussitôt : « Négociez votre statut avec les autres, forcez-vous à entrer dedans, à jouer le jeu, à ne pas piéger les membres ‘‘naturels’’ du lieu. C’est à la fois un problème méthodologique et un problème déontologique. On ne joue pas avec les gens. Point. » (p. 149-150). Si pour Yves Winkin, la sociologie c’est l’étude de « comment on est membre » de la société, si le jeu suppose une interaction, il suppose surtout une ambivalence, une double appartenance à des univers contradictoires, qui est incompatible avec l’observation participante.

C’est sans doute là l’aspect le plus contestable de sa thèse : en quoi l’observation participante ne devrait pas être un jeu, puisqu’il n’est pas possible de participer et d’être simultanément son propre observateur, témoignant de ce second aspect lorsqu’il raconte ses déboires à Casablanca : « Je me vois alors, comme dédoublé, en train de l’écouter, de lui poser des questions. » (p. 211) Or la mise en cause de la méthode même de l’observation participante pose en creux l’antagonisme ludique de cette technique : « Pour Favret-Saada, l’affect bloque l’écriture (‘‘Dans le moment où on est le plus affecté, on ne peut pas rapporter l’expérience ; dans le moment où on la rapporte on ne peut pas la comprendre’’) Pour moi, l’écriture a permis à la fois de conjurer l’expérience et d’en amorcer la compréhension et l’analyse. » (p. 163). De même, en recourant au concept Goffmanien d’euphorie/dysphorie, suivant que les interactants sont à l’aise ou mal à l’aise, Yves Winkin semble passer à côté de l’interaction ludique auquel pourtant la notion d’enchantement semble aller comme un gant : « On pourrait suggérer que si l’euphorie est relative à l’interaction, et limité comme celle-ci dans le temps et dans l’espace, l’enchantement se rapporterait à des lieux et des paysages créés dans l’intention d’induire chez ceux qui les fréquentent un état de permanence euphorique. » (p. 215-216). Que l’on remplace lieux par espace et l’on retrouve l’espace potentiel de Donald Winnicott.

Or le jeu peut être une réponse satisfaisante à la problématique méthodologique qui implique une distance entre le sociologue et son terrain. Parce que précisément le jeu implique une attitude d’acteur et de spectateur, autrement dit de participant et d’observateur, puisqu’il est à la fois compris dans notre esprit et nous sommes compris en lui, il est à la fois un terrain et une méthodologie idéale : « Je veux que vous utilisiez des lieux simples, ordinaires, parce qu’ils vont se révéler à l’analyse terriblement complexes. (…) tout ce que vous voulez pourvu qu’il s’agisse de lieux aisément accessibles, pourvu que vous puissiez y revenir à l’aise aussi souvent que vous le désirez. » (p. 140). Or quel lieu est plus facile d’accès que nos pensées et notre imaginaire. La méthode est en outre idéale car il s’agit de l’attitude même que nous avons chacun au cours d’une expérience quelconque afin de nous approprier celle-ci : « Le premier extrait montre bien comment les cadres d’une expérience nouvelle sont souvent empruntés à une expérience ancienne : je fais appel à ses souvenirs d’autres randonnées pour tenter de cerner ce qui m’arrive et ‘‘faire monter’’ l’enchantement grâce à l’activation de souvenirs de plaisirs antérieurs. C’est en cela qu’il y a une participation active des touristes à la construction de l’enchantement. » (p. 220).

Un essai stimulant qui applique de façon simple et pratique la pensée d’Erving Goffman au travers d’exemples limpides. Et si le jeu n’apparaît pas faire partie des préoccupations de l’auteur, il se dessine en creux dans l’approche participante proposée.

Anthropologie de la communication : de la théorie au terrain [1996] d’Yves Winkin, Seuil 2001, 321 pages, 7.60 €. 

samedi 9 mars 2013

La lecture comme jeu

La lecture, un jeu ? On imagine au vu d’une telle déclaration que le jeu littéraire existe dans une intertextualité entre les motifs romanesques délibérés et les représentations archétypales et inconscientes du lecteur, dans la connivence entre l’écrivain et son public, dans le jeu du chat et de la souris entre les pièges de l’affect et le dénouement imaginé par l’auteur, dans le jeu, autrement dit, dans cette marge de liberté entre le texte et son interprétation. Par exemple l’étranger, en dépit d’un titre au premier degré qui suggère un métropolitain en Algérie étranger à ses sentiments, est sans doute aussi l’histoire d’un homme pur, tout à ses sensations et qui s’abstient de juger son prochain, que l’humanité condamne à mourir pour lui rappeler sa propre étrangeté et pour que « tout soit accomplit ». Le lecteur, ainsi piégé, finit donc par devenir peu à peu ce héros fictionnel auquel la réalité brutale ne laisse aucune chance : la mort de Meursault signifiant la fin du livre et la victoire de la norme et de la banalité sur l’imaginaire.

Mais il n’en est rien ou presque. Pour Michel Picard, la lecture est jeu surtout parce que c’est une activité, que le livre établit avec son lecteur une aire transitionnelle, et que le lecteur est finalement l’acteur de son « auto-hypnose » en ce que « Cet isolement, ce repli narcissique qui, dans la lecture, correspondent un peu au secret du jeu de l’enfant, signalent assez qu’il s’agit d’une activité ludique historiquement récente, fortement liée à l’individuation dans la société bourgeoise. Ils permettent peut-être de comprendre, outre la suspicion morale (à l’encontre du fameux « vice impuni »), l’étonnant oubli de la lecture comme jeu. »  (p. 46). Finalement si la lecture est un jeu, c’est parce qu’elle partage avec lui une caractéristique honteuse et masturbatoire. Nous avons là le malentendu sur lequel va reposer tout l’ouvrage : l’auteur semble confondre plaisir et jeu. Au point de conclure : « Mais, plus encore que la fameuse substitution de l’audiovisuel à l’imprimé, qui d’ailleurs entretient avec elle des relations complexes, c’est bien cette destruction là, cette déludification, qui entraînera probablement un jour, parmi d’autres catastrophes culturelles incommensurables, la disparition progressive d’un exceptionnel instrument de lutte contre les souffrances, l’angoisse et la mort : la littérature – c'est-à-dire la littérature comme jeu. » (p. 312)

Ce genre de préjugé méprisant est représentatif de la ligne directrice de l’ouvrage : l’audiovisuel n’est pas une activité car il abrutit le spectateur alors que la lecture suscite l’imaginaire, la lecture, ce noble art, va disparaître devant la bêtise du plus grand nombre et la société en sera bouleversée, le vrai jeu est en fait tout entier contenu dans la littérature. A titre d’argument Michel Picard assène plusieurs commentaires composés du genre le plus indigeste qui soit (La maison de Claudine, Les  trois mousquetaires, Madame Bovary…) et dont on ne voit pas, si toute lecture est jeu, en quoi, en tant que simples exemples, ces commentaires prouvent quoi que ce soit. Que l’auteur vienne à commenter le seul motif ludique de tout son essai, et c’est pour montrer son incompréhension du jeu : « ‘‘Cosette considérait la poupée merveilleuse avec une sorte de terreur (…). Il lui semblait que , si elle touchait à cette poupée, le tonnerre en sortirait (…). Cosette posa Catherine sur une chaise, puis s’assit à terre devant elle, et demeura immobile, sans dire un mot, dans l’attitude de la contemplation. _ Joue donc, Cosette, dit l’étranger. _ Oh ! je joue, répondit l’enfant.’’ Eh bien, non, Cosettes passives, Petit(es) Chose(s) en face d’une chose, prises dans une relation spéculaire réifiée (…), ces pauvres cosettes-là ne jouent pas. » (p. 52-53). Au-delà de l’« auto-hypnose » chère à l’auteur, Cosette utilise pourtant à sa façon la poupée pour un usage qui lui est propre et qui dépasse la fonction première d’une poupée : elle est donc en train de jouer, quoi qu’en pense « l’étranger », Victor Hugo prenant soin de nous mettre dans la confidence de ce que ressent Cosette.

Un essai fastidieux qui se montre trop souvent sourd à son objet, sauf quand, dans une fulgurance (même si c’est anecdotique), l’auteur évoque une possible ludologie, ce qui est pour le moins novateur en 1986 : « Dans la mesure où il n’existe encore aucune véritable science du jeu, où le jeu prend en écharpe toutes ces spécialités, où surtout il est possible de lui assigner un objet rigoureusement spécifique, il semble tout à fait légitime sur le plan épistémologique de situer l’étude de la lecture littéraire dans le cadre d’une future ludologie générale. » (p. 309)

La lecture comme un jeu de Michel Picard, Les éditions de Minuit, 1986, 320 pages, 28.40 €.