samedi 9 mars 2013

La lecture comme jeu

La lecture, un jeu ? On imagine au vu d’une telle déclaration que le jeu littéraire existe dans une intertextualité entre les motifs romanesques délibérés et les représentations archétypales et inconscientes du lecteur, dans la connivence entre l’écrivain et son public, dans le jeu du chat et de la souris entre les pièges de l’affect et le dénouement imaginé par l’auteur, dans le jeu, autrement dit, dans cette marge de liberté entre le texte et son interprétation. Par exemple l’étranger, en dépit d’un titre au premier degré qui suggère un métropolitain en Algérie étranger à ses sentiments, est sans doute aussi l’histoire d’un homme pur, tout à ses sensations et qui s’abstient de juger son prochain, que l’humanité condamne à mourir pour lui rappeler sa propre étrangeté et pour que « tout soit accomplit ». Le lecteur, ainsi piégé, finit donc par devenir peu à peu ce héros fictionnel auquel la réalité brutale ne laisse aucune chance : la mort de Meursault signifiant la fin du livre et la victoire de la norme et de la banalité sur l’imaginaire.

Mais il n’en est rien ou presque. Pour Michel Picard, la lecture est jeu surtout parce que c’est une activité, que le livre établit avec son lecteur une aire transitionnelle, et que le lecteur est finalement l’acteur de son « auto-hypnose » en ce que « Cet isolement, ce repli narcissique qui, dans la lecture, correspondent un peu au secret du jeu de l’enfant, signalent assez qu’il s’agit d’une activité ludique historiquement récente, fortement liée à l’individuation dans la société bourgeoise. Ils permettent peut-être de comprendre, outre la suspicion morale (à l’encontre du fameux « vice impuni »), l’étonnant oubli de la lecture comme jeu. »  (p. 46). Finalement si la lecture est un jeu, c’est parce qu’elle partage avec lui une caractéristique honteuse et masturbatoire. Nous avons là le malentendu sur lequel va reposer tout l’ouvrage : l’auteur semble confondre plaisir et jeu. Au point de conclure : « Mais, plus encore que la fameuse substitution de l’audiovisuel à l’imprimé, qui d’ailleurs entretient avec elle des relations complexes, c’est bien cette destruction là, cette déludification, qui entraînera probablement un jour, parmi d’autres catastrophes culturelles incommensurables, la disparition progressive d’un exceptionnel instrument de lutte contre les souffrances, l’angoisse et la mort : la littérature – c'est-à-dire la littérature comme jeu. » (p. 312)

Ce genre de préjugé méprisant est représentatif de la ligne directrice de l’ouvrage : l’audiovisuel n’est pas une activité car il abrutit le spectateur alors que la lecture suscite l’imaginaire, la lecture, ce noble art, va disparaître devant la bêtise du plus grand nombre et la société en sera bouleversée, le vrai jeu est en fait tout entier contenu dans la littérature. A titre d’argument Michel Picard assène plusieurs commentaires composés du genre le plus indigeste qui soit (La maison de Claudine, Les  trois mousquetaires, Madame Bovary…) et dont on ne voit pas, si toute lecture est jeu, en quoi, en tant que simples exemples, ces commentaires prouvent quoi que ce soit. Que l’auteur vienne à commenter le seul motif ludique de tout son essai, et c’est pour montrer son incompréhension du jeu : « ‘‘Cosette considérait la poupée merveilleuse avec une sorte de terreur (…). Il lui semblait que , si elle touchait à cette poupée, le tonnerre en sortirait (…). Cosette posa Catherine sur une chaise, puis s’assit à terre devant elle, et demeura immobile, sans dire un mot, dans l’attitude de la contemplation. _ Joue donc, Cosette, dit l’étranger. _ Oh ! je joue, répondit l’enfant.’’ Eh bien, non, Cosettes passives, Petit(es) Chose(s) en face d’une chose, prises dans une relation spéculaire réifiée (…), ces pauvres cosettes-là ne jouent pas. » (p. 52-53). Au-delà de l’« auto-hypnose » chère à l’auteur, Cosette utilise pourtant à sa façon la poupée pour un usage qui lui est propre et qui dépasse la fonction première d’une poupée : elle est donc en train de jouer, quoi qu’en pense « l’étranger », Victor Hugo prenant soin de nous mettre dans la confidence de ce que ressent Cosette.

Un essai fastidieux qui se montre trop souvent sourd à son objet, sauf quand, dans une fulgurance (même si c’est anecdotique), l’auteur évoque une possible ludologie, ce qui est pour le moins novateur en 1986 : « Dans la mesure où il n’existe encore aucune véritable science du jeu, où le jeu prend en écharpe toutes ces spécialités, où surtout il est possible de lui assigner un objet rigoureusement spécifique, il semble tout à fait légitime sur le plan épistémologique de situer l’étude de la lecture littéraire dans le cadre d’une future ludologie générale. » (p. 309)

La lecture comme un jeu de Michel Picard, Les éditions de Minuit, 1986, 320 pages, 28.40 €.

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