vendredi 19 avril 2013

Ecrire les sciences sociales

Premier traité d’Howard Becker sur son métier, il constitue une réflexion à la fois sur la recherche et l’enseignement en sciences humaines. Si le style narratif de l’ouvrage est typique de son auteur, il est plus difficile à admettre dans un traité qui se veut un traité d’écriture. En effet le sociologue a tendance à prendre systématiquement son cas en exemple, si bien que son écriture brouillonne, bien que toujours aussi accessible, est montrée comme exemple d’une écriture efficace qui va à l’essentiel, ce qui est passablement agaçant. Alors que l’auteur moque l’écriture sociologique et prétend s’être essayé sans succès à une écriture plus littéraire, il fait de sa technique de réécriture par simplification un modèle indépassable. Mais autant on peut acquiescer (bien que je ne m’y plie pas, la preuve) à sa volonté de supprimer les tournures passives et impersonnelles, autant sa mise en avant systématique par le « je » et sa volonté de narrer sa recherche en faisant de nous ses témoins est laborieuse et loin de celle emblématique d’un Montaigne.

Où se trouve, par exemple, l’efficacité dans le texte suivant : « Je fais par ailleurs collection de modules dont je n’ai pas besoin dans l’immédiat, quand mon intuition me dit qu’un jour j’aurai à m’en servir. Voici quelques idées que j’ai ainsi mises en réserve dans l’attente de leur trouver une place dans ma réflexion et dans mes écrits... » (p. 152) Qu’apporte la seconde phrase à la première ? Ne peut-on les résumer par : « je fais des fiches sur les idées qui me stimulent », évidemment cela ravale l’invention méthodologique (« collection de modules ») de l’auteur à la pratique de n’importe quel étudiant de mastère. De même, alors que l’auteur traque les tics universitaires de ses collègues, celui-ci ne semble pas savoir que « par ailleurs » il n’y a rien, comme disait mon professeur d’histoire de lycée. Enfin, c’est symptomatique, en tant qu’anglo-saxon, Howard Becker déclare qu’il aimerait présenter Paul Veyne, l’auteur fameux des essais Le Pain et le cirque et de Comment on écrit l’histoire, comme son mentor mais qu’il ne le peut parce que celui-ci n’est pas un classique… Certes pour un sociologue, à fortiori américain, Paul Veyne ne l’est peut-être pas, mais il faut le lire pour le croire.

Le pire est que si l’auteur diagnostique effectivement bien le mal de l’écriture, celui qui fait que le système scolaire apprend à produire en temps limité, sans possibilité de retouche et au dernier moment – alors le travail de recherche doit pour sa part nécessairement être muri et retravaillé –  il fait de ses propres difficultés celles de tout le monde et, plus encore, de la sociologie la seule lunette possible pour examiner ce mal. J’écris pour ma part dans la douleur mais, heureusement, je n’ai presque pas à retoucher ce que j’écris, et si j’ai du mal à rédiger c’est que je n’aime pas confronter le texte final à ce que j’aurais rêvé qu’il soit. Pour le sociologue, c’est l’opinion des autres qui nous paralyse, opinion dont je me fiche assez largement. Aussi la plupart des techniques de réécriture proposées me semblent vaines et un peu folles : à force de supprimer et de réécrire Howard Backer confie : « Ah, c’est donc ça que j’ai envie de dire ! » (p. 165). Cette étude a donc au moins le mérite de confirmer mon intuition qu’Howard Becker écrit au fil, de la plume sans savoir où il va. Ainsi, et c’est le plus incroyable, aucun chapitre n’est consacré à l’établissement du plan préalable (qui simplifie grandement la tâche et la montagne qu’on se fait de l’écriture) ! Ainsi mon intuition me confirme que les sociologues croient toujours nous révéler le monde que nous sommes incapables de contempler alors qu’ils en disent bien davantage voire ne parlent jamais que d’eux-mêmes.

Mais, heureusement, chez Howard Becker, la démarche est toujours sympathique et non dénuée d’intérêt : « Au lieu d’essayer de résoudre l’insoluble, vous pouvez en faire état. Vous pouvez expliquer au lecteur pourquoi telle question pose problème, quelles solutions vous avez envisagées, pourquoi vous avez choisi celle, moins que parfaite, pour laquelle vous avez finalement opté, et quelle est la signification de tout cela. » (p. 69) Ce qui est aussi simple qu’efficace, car les questions sont toujours plus riches que leurs réponses. On trouve même une citation à la dernière page de l’étude qui résume bien ce que ce blog pourrait surtout reprocher, sous forme de boutade, à l’ouvrage : « Et avec ça je n’ai même pas mentionné les jeux électroniques ! » […comme source de gaspillage de temps !] (p. 169).

Un essai bien en deçà de son ambition qui est de poser la question fondamentale de l’écriture en science humaines sans la limiter à un aspect esthétique. Mais l’ouvrage, certes plus ancien mais aussi inférieur aux Ficelles du métier et à fortiori de Comment parler de la société, demeure tout de même loin au dessus de la préface parfaitement inutile de Jean-Claude Passeron qui a la faiblesse de cumuler à peu près tout ce que dénonce Howard Becker dans son étude : galimatias, mousse, phrases creuses et ampoulées pour un contenu inexistant.

Ecrire les sciences sociales : commencer et terminer son article, sa thèse ou son livre de Howard Becker [1986], Economica 2004, 208 pages, 19 €.

mardi 9 avril 2013

The ambiguity of play

Les ouvrages américains s’éloignent rarement des game studies, c’est-à-dire que, dans l’esprit anglo-saxons, ces ouvrages de théorie écrit par des praticiens, se doivent d’égrener des recettes opérationnelles pour analyser ou concevoir des jeux dans une perspective professionnelle. L’ouvrage de Brian Sutton-Smith, spécialiste de la pédagogie enfantine, prend quelques distances avec ce modèle sans s’en détacher tout à fait. En effet, dans ce qui constitue le nec-plus-ultra de l’abstraction ludologique pour les anglo-saxons, il s’agit surtout pour l’auteur de reprendre à son compte non seulement les thèses mais aussi la démarche de Johann Huizinga et de Roger Caillois.

Dès le départ, l’existence de sept valeurs (rhetorics) du jeu est postulée, à l’instar des genres de Caillois, et à l’image de Des Jeux et des hommes, le reste de l’ouvrage illustre avec force exemples que ces conceptions sont justes. Sauf que la critique qui était valable pour Caillois en 1958, l’est toujours pour The ambiguity of play en 1997 : la multiplication d’exemples ne vaut pas preuve. En outre, l’absence de questionnement et d’explication sur ce qui a permis à l’auteur de mettre au point ces catégories, parmi toutes les autres possibles, enlève toute possibilité de critique scientifique de la démarche, et par cela de validation scientifique du postulat de base sur lequel repose, comme un château de cartes, l’ensemble de l’essai. Or si l’intitulé de l’ouvrage semblait suggérer de façon originale que l’auteur considérait le jeu comme insaisissable, et stimulait ainsi la curiosité du lecteur qui se demande comment il est possible d’aborder un concept ambigu, en fait l’auteur se contente de prendre acte des contradictions du ludique ce qui lui permet d’introduire, à la façon de R. Caillois, et à défaut d’une définition, une catégorisation de ses fonctions.

C’est sans doute là que ce situe la principale originalité de l’ouvrage, bien que l’auteur n'y prête guère attention : en bon pédagogue, plutôt que de rechercher les différentes natures du jeu, il en circonscrit les différentes fonctions. Certes le tableau récapitulatif, à l’instar de celui de Roger Caillois, frise le ridicule, mais aborder le jeu par sa signification semble une bonne piste. Reste que la liste des valeurs, même après avoir achevé l’ouvrage, semble contestable : quelle différence faire entre l’identité (identity) et l’être (self) ? Pourquoi la relation est-elle absente ? Pourquoi l’ambiguïté du titre ne constitue pas l’une des valeurs du jeu (sinon de constater que la diversité des valeurs rend le ludique ambigu) ? La liste des sept valeurs : progrès, destin, puissance, identité, imaginaire, être, frivolité n’est pas hiérarchisée, et le plaisir qui motive le jeu semble absent. Pourquoi ? Nous ne le saurons pas puisque l’auteur n’explicite jamais l’origine de sa nomenclature.

C’est dommage car, par ailleurs, les réflexions de Brian Sutton-Smith sur les sources de la connaissance (p. 59) ou la pensée de Mihaly Csikszentmihalyi sur le concept d’expérience (« flow », p. 185), sont tout à fait pertinentes. Reste que l’auteur n’arrive jamais à s’abstraire complètement de la méthodologie de ses prédécesseurs et produit donc un livre déclaratif où rien n’est démontré ni même appliqué, si bien qu’on ne sait pas bien quand on le referme ce que celui-ci peut bien apporter, au-delà de son érudition évidente, à la pensée du jeu. En conclusion, voulant insister sur l’aura grandissante du ludique, B. Sutton-Smith semble lâcher un indice en forme d’aveu : « Un cynique pourrait dire que la plupart des sciences sociales sont des jeux de métaphores présentées comme processus mesurables. » (p. 218). Malheureusement, derrière ce bon mot, il s’agit surtout d’un résumé du présent ouvrage. Une déception sur un si beau sujet.

The ambiguity of play de Brian Sutton-Smith, Harvard university Press 1997, 276 pages, 26.50 €