lundi 11 novembre 2013

Une sociologie des espaces potentiels : logique dispositive et expérience ordinaire

Un ouvrage qui commence par vous annoncer, en quatrième de couverture et en préface, que son auteur s’est pendu intrigue forcément. Surtout lorsque son titre se propose d’élaborer une sociologie des espaces potentiels : comment observer l’inobservable, tirer d’une perception personnelle et interne une dimension collective et sociale, et où peut bien se situer concrètement son terrain, cette marotte des sociologues ? En ce qui concerne le premier point, on peut dire que si l’on devait imaginer l’étude d’un déséquilibré, le livre d’Emmanuel Belin s’en rapprocherait assez : il est souvent difficile de suivre la pensée de l’auteur qui postule des angoisses qu’il est le seul à éprouver, comme celle de ne pas reconnaître un lieu familier quand il est plongé dans le noir ; il cite des auteurs à tour de bras sans lien entre eux : p. 230 Wittgenstein, Winnicott, Proust, p. 231 de Certeau, Deleuze, Picard… tout en ne déviant pas d’un iota de l’objet de son étude, au point que celui-ci tourne à l’obsession, qui consiste à trouver comment l’homme peut élaborer un espace intérieur qui lui permette de naviguer entre l’angoisse et l’anxiété du réel, sans que l’auteur n’ait pris la peine de nous expliquer pourquoi la question se posait, à fortiori pourquoi en ces termes, du moins comment pouvait-elle se poser à quelqu’un d’autre que lui.

Véritable analyse, au sens psychanalytique du terme, de son auteur par lui-même, qui cite en permanence Donald Winnicott sans qu’on comprenne clairement ce que la notion de dispositif rajoute à la pensée de celui-ci, on se demande comment des sociologues ont pu reconnaître leur discipline dans cette recherche disparate, et à vrai dire un peu folle. De façon originale Emmanuel Belin commence par une analyse de trois passages de Rousseau (qu’il appelle Jean-Jacques, sans doute pour exprimer sa proximité de pensée) sans qu’on n’ait droit à une explication méthodique de leur sélection, sinon qu’il les a sélectionnés parce qu’ils exprimaient la même notion, en tout cas celle qu’il y voyait. Le fait de prendre une œuvre de fiction et de se livrer à une analyse non sociologique de l’œuvre, ne semble poser aucun problème à notre auteur. Or Emmanuel Belin semble conditionné par l’analyse qu’en fait Jean Starobinski et qui clôt finalement son étude : celle de la transparence/obstacle, qui devient celle des limites de tout dispositif, de sa manifestation et de l’immensité des espaces que celui-ci ouvre : « Comment les limites du dispositif son-elles agencées de telle manière qu’elles permettent au sein d’un espace contraint, l’illusion de l’immense et de la transparence ? » (p. 259). Le problème demeure que pas plus Jean Starobinski que Donald Winnicott ne sont des sociologues et que, même si Emmanuel Belin prétend arracher aux sciences de la personne les espaces potentiels, la conclusion sous forme de manifeste semble prouver précisément le contraire : « Les espaces potentiels ne sont pas la chasse gardée des spécialistes de l’individu. » (p. 260) les situent en tout cas au delà des frontières de la sociologie.

Non pas que l’auteur ne dise rien d’intéressant, mais plutôt qu’il le noie dans une suite d’élucubrations dont le fil de conducteur, ou plutôt l’absence de celui-ci, laisse songeur. Son obsession continûment insatisfaite le pousse à réattaquer sans cesse les mêmes questions de limite, de dispositif, d’angoisse, d’expérience, de transparence qu’on croyait résolues. Emmanuel Belin peut ainsi constater page 24 : « Nous entendons par là, que pour qu’une relation apaisée au monde soit possible, celui-ci doit être arrangé de manière telle qu’il n’apparaisse pas menaçant, mais sans toutefois qu’il puisse être saisi comme artificiel. Pour le dire autrement, nous partirons de l’hypothèse que pour Jean-Jacques l’illusionnement est sans doute la condition nécessaire d’un certain ‘‘repos de l’âme’’, mais que celui-ci ne peut avoir de sens que pour autant qu’il ne repose pas sur une manipulation des relations de confiance sans lesquelles l’inquiétude et le doute obscurcissent l’expérience. » et pourtant poursuivre sa traque du dispositif sur les 240 pages suivantes, tout en reposant en conclusion ces mêmes questions. Conclusion où l’auteur aborde enfin et même si c’est en pointillés la question de la méthode pour parvenir à interroger en sociologue l’espace intermédiaire défini par le dispositif. Le titre est donc sur ce point parfaitement usurpé.

Aborder le jeu par l'expérience, synthèse du symbolique et de la technique (d'autant que l'auteur rapproche celle-ci du rationnel et donc du réel) était pertinent, dommage que les obsessions de l'auteur aient pris le dessus au point de réduire le questionnement à un prétexte.   

Une sociologie des espaces potentiels : logique dispositive et expérience ordinaire d’Emmanuel Belin, De Boeck 2002, 291 pages, 35 €

vendredi 1 novembre 2013

Jeux et jouets à travers les âges : histoire et règles de jeux égyptiens, antiques et médiévaux

Le jeu est souvent traité philosophiquement, artistiquement, psychologiquement, historiquement mais au final les exemples sont supposés connus du lecteur y compris lorsqu’on fait allusion à des jeux dont la règle ne nous est pas parvenue. Ce n’est pas grave, de toute façon « cette bêtise des enfants », comme la qualifie ironiquement Eugen Fink, est intéressante lorsqu’elle mobilise des concepts, de l’art ou des enseignements qui peuvent être réutilisés pour des matières plus utiles. Avec Jeux et jouets à travers les âges, voici enfin un ouvrage qui donne à mieux connaître les jeux pour eux-mêmes avec une démarche ludologique qui s’attache à recréer les règles pour permettre de jouer enfin aux jeux du passé : Mehen (jeu du serpent), Senet, Jeu royal d’Ur (jeu des vingt cases), Latroncules (ancêtre des échecs), Brandub (échecs avec des dés), Jeu du renard et des poules (marelle asymétrique), Alquerque (ancêtre des dames), etc. En outre les jeux sont replacés dans leur contexte historique, de même que pour les jouets pour lesquels des indications d’usage sont également fournies, le tout accompagné d’une très riche iconographie et de quelques citations des textes qui ont servi de fondement à la reconstitution du jeu, le tout dans une langue simple et didactique. L’ouvrage se clôt enfin de façon amusante sur la liste des jeux de Gargantua et le tableau Jeux d’enfants de Pieter Bruegel.

Les réserves viendraient davantage de l’objectif et de la méthode. On imagine mal le grand public acheter un ouvrage où la règle de jeux équivalents est répétée à l’identique avec quelques  variantes : Jeu des douze lignes / Jacquet / Tric trac / Jeu des dames rabattues / Revertier / Backgammon / Garanguet ou Brandub / Fidchell / Gwyddbwll / Tawlbwrdd / Tablut. Or le plus souvent la parenté de ces jeux n’est même pas examinée pour justifier l’existence parallèle, les évolutions ou les divergences de chacun, voire simplement pour déduire de l’un les informations qui manquent à l’autre. Si les textes fondateurs sont cités à titre d’illustration, la différenciation entre la partie reconstituée et la partie attestée des règles n’est jamais soulignée (à l’exception d’une fois concernant le fait d’obtenir un chiffre exact pour l’arrivée du pion), de même que les sources précises ayant servi à la reconstitution, comme par exemple la règle des Latroncules, clairement empruntée aux Jeux des Anciens de Louis Becq de Fouquières. Faire appel à deux associations (Jocari, Archeolo-J) pour tester et suggérer les règles est une très bonne idée, mais il semble que l’intérêt ludique l’emporte trop souvent sur la logique archéologique malgré les dénégations de l’auteur : « Le but de cet ouvrage n’est pas de proposer des jeux nouveaux et forcément excitants, mais bien de montrer comment les anciens considéraient les jeux et de plonger les joueurs modernes dan un autre univers où le jeu est avant tout un passe-temps, un loisir, une rencontre ou une confrontation ente joueurs. » (p. 23). 

Alors que Catherine Breyer est archéologue, elle semble en outre parfois oublier que les joueurs de l’époque ne savaient bien souvent ni lire, ni écrire, ni parfois compter, confinant les règles à ce que nous appellerions des jeux pour enfants : « Des hypothèses probantes pour le déroulement de ce jeu ont donc pu être émises, même si le manque d’informations complètes rend sans doute le jeu plus simple à pratiquer que ce qu’il ne devait être à l’époque. » (p. 47). Or l’absence de consignation écrite des règles ne peut qu’achever de les simplifier, obligeant les joueurs à n’en retenir que l’indispensable. Or, si l’on observe la liste des grands succès actuels du jeu de société : Uno (variante du Huit américain), Le jeu des sept familles, Trivial Pursuit, Taboo ou Pictionary, les règles sont simplifiées à l’extrême. Ce qui laisse supposer que les jeux anciens devaient l’être encore bien plus. Lorsque l’auteur aborde le Mehen, on s’étonne du manque de questionnement, voire d’observation des éléments à notre disposition : alors que tous les tabliers de Mehen comportent à la fois des cases en creux et en relief et deux types de pions, l’auteur ignore les secondes pour construire une règle qui fait avancer les pions sur un seul et  même type de cases. Peut-être toutefois que ce point a été débattu par ses sources, mais comme Catherine Breyer ne les cite pas précisément…

On regrette donc qu’un ouvrage aussi riche historiquement ne se soit pas montré aussi rigoureux que l’on aurait pu s’y attendre, ou a défaut n’ait pas débattu des questions que chaque jeu présenté laisse en suspend. Mais il a au moins le mérite de démontrer par la pratique la nécessité d’élaborer une méthode ludologique. Une lecture néanmoins amusante et recommandée.

Jeux et jouets à travers les âges : histoire et règles de jeux égyptiens, antiques et médiévaux de Catherine Breyer, Safran 2010, 256 pages, 45 €.